mardi 12 août 2014

FILMS

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mardi 15 janvier 2013

Chaos



1 - Comme nous étions au milieu de ce repas du dimanche, dans ma belle-famille, dans la salle à manger, et que l'éditorial de mon beau-père roulait sur "la nouvelle guerre internationale au service de la paix", et que le temps passait à une vitesse folle, année après année, je m'étais levé de ma chaise et agitant la main, à la surprise générale, avais demandé le silence. Je m'en souviens, toutes les têtes s'étaient tournées vers moi, et mes belles-sœurs, beaux-frères, leurs invités et relations avaient paru sidérés, comme si ce n'était pas moi mais un autre qui avait levé la main, comme si une personnalité mutante avait surgi de ma personnalité connue, comme si ô! stupeur, soudain, d'un coup, un étranger s'était engendré de mes entrailles. Je m'en souviens aussi - c'est un détail - mais alors il s'était mis à neiger dans la pièce, d'épais flocons. C'était juste après, à travers les flocons, que j'avais vu apparaître les couteaux. Trois ou quatre dans un premier temps. Des dizaines ensuite. Pour m'égorger.

2 - Si je n'avais bu un peu trop de verres de vin j'aurais pu d'ailleurs lire dans certains de ces regards - ainsi dans celui de l'oncle Fred - une satisfaction sadique à la pensée qu'enfin, cette fois-ci, on tenait un bon prétexte pour m'anéantir et que désormais je pourrais dire n'importe quoi, de toute façon étant donné cet acte insensé mon compte était bon, mon heure avait sonné. Mais ça dans mon aveuglement je n'avais pas voulu le voir non plus - tout comme d'ailleurs je n'avais pas voulu voir les couteaux dans les poings - car si je les avais vus, sûr dès lors d'être anéanti, je me serais sans doute bientôt confondu en excuses et bien sûr ne me serais pas lancé dans mon speech. Après c'était trop tard : sauf à présenter ma gorge à la lame je n'avais d'autre possibilité que la fuite en avant, en quoi c'est à noter, vu d'aujourd'hui, ça a été la meilleurs chose que j'ai faite dans mon existence jusqu'à ce jour.

3 - Outre parler de la disparition de Richard je dois bien admettre que les thèmes de mon intervention étaient flous et reposaient entièrement sur mon talent à improviser. Interrompre beau-papa, cette idée s'était mise à me hanter depuis un certain nombre de mois sans que je me résolve jusque-là à la mettre en pratique, reculant toujours au dernier moment, par crainte de représailles. En fait, c'était la nécessité de sauver ma peau qui avait guidé mon geste, et puis, m'étais-je dit, si ça tourne mal je pourrais toujours essayer de partir en courant, de fuir, et ça aussi c'était bien dans mon genre l'irrésolution et la crainte, agir sans aller jusqu'au bout de mes intention, ou plutôt me lancer et d'un coup, redoutant les conséquences de mon geste, faire machine arrière. Et donc, m'étais-je dit en interrompant beau-papa, tu vas leur montrer de quoi tu es capable et en plus tu t'en tireras sans trop de dommage, au pire tu te feras virer de ce repas du dimanche, ce qui au point où nous en sommes est le mieux qui puisse t'arriver. On le voit je baignais dans une sorte d'optimisme peu compatible avec la philosophie de ma belle-famille, et c'est pour préserver cet optimisme que justement j'avais décidé, du moins dans un premier temps, de ne rien voir ni de trop penser à la suite des événements. Il est vrai que pour se lancer dans certaines entreprises mieux vaut ne pas trop se prendre la tête sur les conséquences qui pourraient en découler, voire les nier, sinon on reste paralysé, on crève sans même avoir esquissé un mouvement, c'était ce que me disait souvent mon beau-frère Richard lors de conversation à Paimpol, en Bretagne.


4 - Ce que, en revanche, je n'avais absolument pas saisi c'est que de toute façon, interruption de l'éditorial de mon beau-père ou pas, speech ou pas speech, on avait à cette table qu'une idée en tête : me liquider, ça depuis longtemps. Comment avais-je été aussi sot pour ne pas comprendre que ce dimanche on m'avait tendu un piège, attiré dans une guet-apens? Que ce n'était pas moi le maître du jeu mais eux? Que cette décision, celle de me liquider, avait été concertée, mûrie et arrêtée depuis des mois? Depuis que je m'étais mis à fréquenter mon beau-frère Richard avec assiduité. Depuis le jour où Richard avait disparu, depuis le jour où il avait été soi-disant "envoyé au Kremlin-Bicêtre". Une choses est certaine : en dépit de l'hostilité de cette famille à mon égard je n'avais jamais envisagé, malgré de multiples signaux, qu'on puisse vouloir moi, tel Richard, me liquider, je dois bien l'admettre. Tu étais vraiment un idiot, me dis-je, aujourd'hui tu es toujours un idiot, un crétin maximum, il n'y a qu'à voir où tu en es, il n'y a qu'à te regarder une seconde, me dis-je encore.

5 - C'était donc, cette décision d'interrompre mon beau-père, dans mon état d'alors, une décision vitale puisque si je ne l'avais pas prise je n'aurais de toute façon pas survécu. J'étouffais littéralement, seule cette décision, puis son exécution m'avais permis de pouvoir continuer à exister. Comme si tout à coup je m'étais libéré du poids de la culpabilité et de la soumission. Certes, considéré à froid, en dehors de tout accès de fébrilité, cette décision ne pouvait en aucun cas modifier la situation dans la pièce, ni même dans la famille ni même pour moi, si ce n'est de me faire mettre à la porte ou, à la limite, casser la gueule - ce qui dans mon esprit allait de toute façon bientôt se produire. On pourrait bien sûr m'objecter que si je ne pouvais plus supporter ma belle-famille j'aurais pu aussi bien me lever et sortir de la pièce et quitter l'hôtel particulier et ne jamais y remettre les pieds. Mais si on pensait ça on se tromperait au moins pour deux raisons. D'abord parce que ce geste était pour moi une question de vie ou mort, ensuite parce que quitter l'hôtel particulier comme un voleur aurait correspondu exactement au souhait de ma belle-famille qui en avait ras la casquette de mes manières, je cite ma belle-sœur Sophie, qui ne pouvait plus me voir en peinture, je cite ma belle-sœur Nathalie, fonctionnaire à Bruxelles auprès de la Commission européenne, qui ne pouvait jamais formuler cinq phrases sans y placer au moins deux fois le terme privatisation, y compris lorsqu'elle parlait cuisine ou chiffon. Or bien conscient de ce souhait, je n'étais pas prêt à faciliter sa réalisation, préférant être congédié en bonne et due forme, qui sait avec des indemnités, on peut toujours rêver. D'ailleurs, lorsque j'avais demandé le silence, si on m'avait regardé avec stupéfaction, et pour certains avec horreur, personne ne s'était jeté sur moi pour me faire taire, ce qui était bien le signe que je m'étais exagéré les éventuelles répercussions de mon acte, du moins avais-je interprété ainsi les choses. Ce qui démontre aussi que si j'en étais resté à discourir sur la pluie et le beau temps, si je n'avais poussé plus loin mon action, bien obligé, j'aurais été néanmoins exterminé sur place.

6 - Ainsi, comme je l'avais pressenti, comme j'avais refusé de le voir, à cet instant j'avais hâté ma fin de quelques heures, mais simplement, avant de me liquider, on avait décidé de me laisser parler pour voir ce que j'avais dans le ventre, pour évaluer mon degré de folie, voire de dangerosité, c'est ce que je me dis aujourd'hui. Étais-je à moité fou, au quart fou ou complètement fou - tel mon beau-frère Richard - on désirait l'estimer sur pièce, à l'aune de mes propos. Avais-je conseillé Richard dans ses "malversations", l'avais-je "appuyé dans ses desseins crapuleux", de quelle façon exactement? Les paris étaient ouverts. Était-ce moi par exemple qui lui avait conseillé de voler un chèque à beau-papa et d'écrire dessus la somme de 100 000 euros? Était-ce moi qui avais prêté mes talents de faussaire à imiter la signature apposée au bas du chèque? Était-ce moi, était-ce moi, était-ce moi, ainsi de suite jusqu'au délire. En réalité, le fait d'interrompre l'édito de beau-papa allait engendrer des conséquences majeures pour ma vie, et en dépit de mes craintes c'était ça, au fond, que je pressentais : revivre, renaître de cette nuit, de ces années passées assis dans cette salle-à-manger, renaître de ces maudits dimanches où j'avais été tout bonnement enterré vivant sous les discours de beau-papa.

7 - Ma belle-mère me fixait de petits yeux scintillant de haine. Ma belle-mère me jetait toujours des regards haineux, et je crois que le temps où je l'ai fréquentée, lors de ces dimanches, elle ne m'a jamais souri une seule fois. Pour ma part je m'y étais accommodé et j'évitais simplement de croiser son regard. Je pense que ma belle-mère me considérait en son for intérieur comme un délinquant et que par une sorte de réflexe instinctif elle veillait à surveiller mes moindres faits et gestes pour le cas où j'embarquerais de l'argenterie dans mes poches, des fourchettes et des petites cuillères. D'après ma belle-mère, si on me laissait des marges d'action j'étais capable du pire, mon attitude présente, s'il en était encore besoin, le démontrait assez. Irène - sa fille, ma femme - paraissait elle aussi stupéfaite. "Mais voyons François, qu'est-ce que tu déconnes, qu'est-ce qui te prend? s'était-elle exclamée. Tu ne vois pas que papa va parler? Tu as picolé ou quoi? Je vais finir par croire moi aussi ce qu'on raconte sur toi." En plus de sa haine ma belle-mère ressentait du contentement, ça se voyait au rictus qui imprimait ses lèvres : "Je vous l'avais bien dit que ce type est un malade mental et vous ne m'avez pas écouté. A l'avenir vous ferez peut-être davantage attention à mes avis, espèce d'ânes... Une mère sent ces chose-là, c'est intuitif, un type pareil c'est un fêlé". Et pour mieux lui donner raison j'avais poursuivi mon speech d'introduction, ainsi qu'on peut le qualifier, ça sous les yeux agacés d'Irène, à la grande stupeur mêlée de rage de mon beau-père et des convives qui cependant m'avait laissé faire, préférant m'ignorer, du moins en apparence. J'avais très exactement dit : "Richard ne peut se trouver au Kremlin-Bicêtre, je me suis rendu au Kremlin-Bicêtre, Richard n'y réside pas, c'est impossible. Donc Richard est ici, sous cette table, mort. Non, ce n'est pas une plaisanterie, c'est la vérité." On n'aurait jamais pensé que je sois capable d'une chose pareille, moi qui ne parlais presque pas, moi qu'on promenait, tel un bagage, de week-end en Sologne en vacances à Paimpol, de repas du dimanche en dîners de réveillon. Il existe, ce malade mental est capable de s'opposer à nous, on aurait dû s'y attendre, soyons sans pitié semblait signifier cette stupeur généralisée, incroyable, incroyable, incroyable, tuons-le, s'était écriée une voix féminine tandis que les premiers flocons de neige, violets pour certains, étaient apparus dans un cône de lumière crue.

8 - Je me souviens, derrière la baie vitrée de la salle à manger, dans mon dos, s'étendait une sorte de parking, à moins que ce n'eût été un terrain de basket, mais d'ici quinze ou vingt minutes ils seraient là, le petit garçon et son chien, et tous les autres, je le savais - chaque dimanche, chaque jour c'était pareil - avec leurs traits écorchés, leurs crânes troués, leurs yeux brillants de fièvre. Ils nous regardaient dîner, ils semblaient, eux, totalement indifférents aux propos de mon beau-père, également aux miens. Eux, pour ainsi dire, ne seraient jamais admis dans l'hôtel particulier, ou alors uniquement à l'office, payés au black, pour éplucher les carottes, au terme d'entretiens draconiens de sélection tels qu'on les pratique aujourd'hui un peu partout dans les entreprises et les écoles. Eux, ces gens, peuplaient la nuit alentour de l'hôtel particulier et n'apparaissaient derrière la baie vitrée que lors des repas, sans doute dans l'intention de récupérer les restes dans les poubelles, pensai-je, ou alors, pensai-je aussi, par curiosité, pour scruter les toilettes et les bijoux, et de penser ça, qu'ils puissent s'intéresser à des choses pareilles, je ne sais trop pourquoi me déprimait. Certains s'asseyaient autour de postes de télévision et regardaient des show en grignotant des morceaux de carton. D'autres avaient des tatouages sur le torse, d'autres encore des longues cicatrices encore à vif sur la poitrine ou le dos. Pendant des mois je les ai considéré avec le dédain le plus complet me dis-je aujourd'hui, ils m'inspiraient de la répulsion, je m'en souviens je les appelais en mon for intérieur "les fouilleurs d'ordures", ils m'étaient complètement étrangers, je les appelais aussi en mon for intérieur "les Martiens". Et moi aussi probablement je les dégoûtais. Et eux aussi devaient me qualifier de Martien et de fouilleur d'ordures. La preuve : qu'on se jette sur moi avec des couteaux les avait laissé indifférents, ils n'avaient pas même levé la tête des écrans de télévision, ils avaient poursuivi le tri des déchets comme si de rien n'était.

9 - La lumière dans la salle à manger était étourdissante et blanchissait les peaux et les vêtements, et exagérait les couleurs et les contours, comme si les corps, sous l'effet d'une flamme, allaient se déchirer, s'ouvrir en cratères. Après trois années passées dans cette famille c'était la première fois que je demandais le silence, et à l'instant où j'avais levé la main, en une fraction de seconde j'avais vu défiler la chaîne des événements qui m'avaient conduit du milieu des années quatre-vingt au début des années deux mille à cet instant où j'avais dynamité l'éditorial dominical de mon beau-père, où je m'étais exprimé, si on peut appeler ça s'exprimer, où j'avais repris le contrôle de mon existence, on peut le dire comme ça si on veut embellir un peu les faits. Pendant trois années j'avais subi ces repas du dimanche, les éditoriaux de mon beau-père et le reste, et puis d'un coup ce dimanche, sous l'emprise d'un coup de sang j'avais mis fin à ce supplice, voilà la vérité. D'un bond je m'étais levé et m'étais mis à parler de Richard, et très précisément des raisons exactes de la disparition de Richard, et j'avais approuvé la conduite de Richard. J'avais dit : "Oui, parfaitement, Richard n'a pas eu besoin de moi pour arnaquer beau-papa, Richard n'a pas eu besoin de moi pour lui taxer 100 000 euros, oui, oui, Richard est un très grand artiste". Une bouffée de fierté avait enflammé mes joues humides, brillantes de flocons fondus. Puis près de m'évanouir j'avais ajouté : "Mais Richard a échoué, Richard est maintenant sous la table, mort, en vrai il n'a pu vous échapper, sa méthode s'est avérée catastrophique". En me levant j'avais renversé un verre sur la nappe et taché mon tee-shirt. Avant de me lancer plus avant dans mon speech j'avais longuement considéré les taches sur ce tee-shirt et m'étais demandé si ce n'était pas des taches de sang, ce qui me laisse à penser que je me doutais de la réaction des convives face à mon acte, et qu'à l'évidence je n'avais pas totalement exclu qu'ils me frappent et me blessent - sans pourtant m'imaginer, par exemple, qu'ils puisent vouloir me crever les yeux.

10 - Dimanche après dimanche, j'étais de plus en plus agacé mais, en dépit de cette agacement croissant, je me tenais cependant à carreau, maîtrisant mon impérieuse envie d'interrompre cette réunion. J'arrivais avec Irène vers douze heures trente à l'hôtel particulier de mes beaux-parents, m'asseyais dans un coin du salon, voire m'enfermais dans la salle de bains et me répétais en boucle : "Non, non, calme-toi, résiste à l'envie de gifler beau-papa, ce n'est pas une solution, ferme-la, reste assis sur ta chaise, fais comme si de rien n'était, continue d'aller passer des week-end en Sologne, tes vacances à Paimpol, après tout il y a pire". Puis je rouvrais les yeux et retournais au salon, et alors la moutarde me remontais au nez à l'écoute des blagues de l'oncle Fred, des bons mots de Jérémie - un autre beau-frère - des anecdotes de mes belles-sœurs Sophie, Nathalie, Diane, de la cousine Jacqueline, des souvenirs de vacances de ma belle-mère, des gloussements d'Irène, sans compter, je le redis - le plus terrible à subir - les sermons de mon beau-père, après l'entrée, avant le plat principal, tantôt sur la "situation de la Net économie", tantôt sur la "nécessaire réformes des institutions et des services publics", "tantôt sur la "place de l'art dans l'entreprise", tantôt sur "la protection intérieure des pays membres de l'UE". Mon beau-père détachait chaque syllabe de ses mots, si bien que ces syllabes semblaient tomber dans l'air comme des gouttes d'un engin de torture, une à une, glacées, creusant petit à petit un trou dans mon front.

11 - Il y a des gens qui se disent tous les jours que leur existence ne peut plus durer comme ça et qui pourtant continuent comme ça, et puis qui le lendemain se redisent que ce n'est pas possible, et puis qui, néanmoins, poursuivent la même existence impossible en se disant et se redisant que c'est impossible, et qui la continuent et la poursuivent jour après jour, mois après mois, année après année, ainsi de suite jusqu'à la mort, mais moi, voilà, je ne voulais pas finir comme ces gens là. "Reprendre un minimum le contrôle de ton existence passe par un conflit extrême, me disais-je à haute voix dans la salle de bain de mes beaux-parents, tu ne peux pas t'y soustraire, il te faudra bien trancher un jour ou l'autre, ou alors tu vas mourir d’angoisse dans cette salle à manger, dans dix ou vingt ans, au cours d'un énième repas du dimanche, et comme Richard on t'enterrera sous la table, et pour l'éternité tu devras subir les éditos de ton beau-père". Et, face à la glace, je reprenais une phrase de Richard, lentement, vingt fois d'affilée : "L'ange est une vitre qui tranche vos liens lorsque vous avez décidé de l'étreindre".

12 - Vu d'aujourd'hui, cette salle à manger de mes beaux-parents a été une salle de torture où pendant ces trois années, parmi mes beaux-frères et mes belles-sœurs, leurs cousins et cousines, oncles et tantes, invités et diverses relations j'ai subi les pratiques sadiques, discursives et sociales, en vigueur dans ce milieu, ça par faiblesse et opportunisme, sans presque jamais protester, parce que, comme tant d'autres, j'avais été anesthésié par les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, il faut bien le dire, et puis également parce que je dépendais financièrement d'Irène et de sa famille, c'est indiscutable, et que je l'avais bien cherché, c'est indiscutable aussi. Ma jeunesse ici est morte entre le hors-d’œuvre et le digestif, pourrais-je dire dramatiquement, et j'ai mis trois ans à m'en apercevoir, voilà ce que je m'étais dit ce jour-là, dramatiquement donc, peu avant d'interrompre mon beau-père, juste avant de me lancer dans mon speech. Mais aussi bien, sous un autre angle, je pourrais me dire que lors de cette période j'ai vécu dans la dépendance d'Irène et de sa famille, et parce que je n'avais pas d'argent j'avais tout accepté, y compris de sacrifier mon équilibre psychique, ça avait été pénible. Comme je pourrais me dire qu'au lieu d'accuser les années 80 et quatre-vingt dix, certes infâmes, je ferais mieux de m'en prendre à moi-même, espèce de loque, bouffon professionnel, me dis-je aujourd'hui et ce n'est pas faux.

13 - "Alors, me disait beau-papa avant de passer à table, avez-vous enfin trouvé un emploi? Alors, me disait beau-papa, avez-vous enfin décidé de devenir quelqu'un? Non, bien sûr. Vous, vous êtes plutôt du style à faire l'artiste assisté par ordinateur, à tabler sur votre talent soi-disant considérable, à vous croire génial..." Les murs de la pièce étaient recouverts de losange crème, les assiettes paraissaient incrustées à travers la nappe dans le bois de la table. Un halo de points bleus flottait sur les visages des invités. J'affichais un sourire contrit, je serrais les poings dans les poches, mes vêtements adhéraient à ma peau au point que j'avais l'impression qu'en les retirant ma peau resterait collée au tissu. Derrière la baie vitrée des gens à demi-nus se pressaient autour de braseros, de temps en temps deux hommes en précipitaient un autre dans les flammes puis se penchaient sur le fût d'acier et regardaient au fond, comme dans un puit. Je fixais l'écran de télévision posé sur le lourd buffet, je tendais l'oreille pour essayer de percevoir le son des programmes à travers le murmure des conversations. Une main crispée sur mon épaule, beau-papa jetait des coups d’œil sur l'écran. Ses lèvres suivaient le mouvement des lèvres du présentateur, on aurait dit qu'il connaissait l'émission par cœur. "Irène nous ramène toujours des gens médiocres, c'est mécanique. Ça la rassure, ce sont des aides à domicile, si vous préférez. Après tout, pourquoi pas, elle gagne très correctement sa vie dans l'entreprise de notre famille, elle n'a pas encore d'enfant, ce genre de caprice lui coûte le prix d'une baby-sitter. Dites, François, qu'est-ce qui vous attire chez Irène? Mon fric? Allez, venez, nous vous invitons à dîner. Mais c'est la dernière fois, hein. Aujourd'hui il y a du verre pilé sur des carreaux de faïence. Aimez-vous ça, François? Certains dimanches beau-papa avait un bec d'oiseau à la place du nez, certaines fois même beau-papa se transformait entièrement en oiseau et j'étais forcé de détourner le regard tant cette métamorphose me stressait. Ce dimanche-là, comme je continuais à parler, beau-papa avait fait battre ses ailes et la neige accumulée sur les plumes s'était dispersée en poudre, laquelle pourdre était retombée sur les couverts. J'avais baissé les yeux, j'avais fixé mes mains en murmurant : "Ne regarde pas vers la droite, ne regarde pas par là". Il pouvait être aux alentours de douze heures trente. Peu après nous étions passés à table. Pendant une demi-heure ma belle-sœur Nathalie avait parlé de ses problèmes de mecs, puis pendant une quinzaine de minutes, sans transition, du programme de privatisations poursuivi par les autorités de l'Union. Le petit garçon avec son chien ne s'était pas montré. Dressées sur des échasses, les silhouette en haillons tournaient autour des braseros. Engageant des tournois elles essayaient de se renverser. Sur les paupière de Nathalie dansait l'ombre de flammes. Des criaillements aigus ponctuaient les rires des convives. J'en avais conclu que toute tentative d'interrompre beau-papa aurait été vaine. J'avais fait exprès de laisser tomber ma serviette sur le parquet. "Alors, bon, aujourd'hui je vais vous entretenir du prochain sommet de l'OMC à Tora Bora", avait dit beau-papa. Des larmes embuaient mes yeux. En me baissant pour ramasser la serviette, à l'abri des regards je m'étais mordu un doigt au sang.

14 - Ce dimanche en question, c'est vrai, j'étais dans un état second, parcouru de frissons, sans doute couvant la crève. mais aussi sous l'emprise de cinq verres de Bordeaux que je venais de descendre en moins d'une minute. Ce n'est pas mon genre de vider cinq verres de Bordeaux d'affilés lors de ces repas du dimanche, je ne dis pas en dehors de ces repas du dimanche, mais pendant ces repas, jamais, en tous cas en quarante-cinq secondes. Non, si j'avais bu cinq verres cul sec c'était pour me donner le courage de prendre la parole, qui plus est au sortir d'une discussion à bâtons rompus durant l'entrée sur l'état présent de la littérature, précédé, je m'en souviens très bien, d'un toast porté à l'Euro, notre nouvelle monnaie. Un pur acte d'héroïsme en somme quand on veut bien y réfléchir, sachant que jusque là personne ne s'était risqué à un tel acte, à ma connaissance. Ce qui par la suite avait conduit mon beau-père à formuler une comparaison entre ma provocation, "ce coup de poignard dans le dos façon Richard", et l'état actuel du monde, et même un peu plus tard, c'est à noter aussi, à me qualifier de raté fanatique. A l'évidence - au-delà du whisky - ça n'allait pas, j'étais près de mourir et depuis l'année précédente cette certitude m'avait plongé dans une anomie complète, rivé douze heures par jour devant les programmes de télévision, ce qui est bien, s'il en est, un signe de délabrement mental avancé, quasi parkinsonien. Je me dis d'ailleurs aujourd'hui que cette certitude imminente de mourir avait été un prétexte pour me freiner dans mon geste, puisque, dès lors persuadé d'être à l'article, j'avais pu me convaincre que de toute façon ça n'avait guère de sens de provoquer un scandale. En vrai, la dépression m'avait semblé être un parfait alibi à ma lâcheté. Plus j'ai peur plus je suis lâche plus je suis déprimé, c 'est un trait de ma psychologie. De surcroît, mes relations avec Irène - la fille cadette de mon beau-père - s'étaient conjointement dégradées, et il était alors question d'une rupture sauf sursaut de ma part, ce qui paraissait improbable vu mon état. Et ça, par contre, cette dégradation de notre relation, ça m'avait aidé puisque dès lors, en somme, je me trouvais le dos au mur, en sursis. Immanquablement Irène finirait par me mettre à la porte et j'irai terminer mon existence plus loin, sur un trottoir, dans un sale boulot. Bref, le temps n'était plus très éloigné où mes conditions matérielles allaient connaître une sérieuse récession, ça j'en étais conscient. De même, j'en étais aussi conscient, mes "façons grotesques avaient commencé à lasser", je cite mon beau-frère Jérémie, et même les enfants de mon beau-frère Jérémie s'étaient plaints de moi, je cite encore mon beau-frère Jérémie qui l'avait rapporté à mon beau-père, ça m'avait été dit par Irène. J'étais donc en forte difficulté, un pied déjà dehors de cette famille, un pied encore dedans. Un pied dedans parce que, en apparence, je me trouvais assis à la la table de la salle à manger et parvenais encore à m'exprimer avec une relative clarté, un pied dehors parce qu'on avait de toute façon décidé de me liquider, que ma tête menaçait d'exploser d'une minute à l'autre sous la pression de ces gens, de leurs relations, de leur hystérie.

15 - Le dimanche précédent, pour partager un rôti de viande rouge mon beau-père avait invité à notre table, en plus des convives habituels, deux clients de B to B Consultant, "cette boîte de gangsters", comme disait mon beau-frère Richard, cette "boîte d'assassins", comme il disait encore plus souvent, cette boîte de criminels contre l'espèce comme il disait chaque jour, chaque heure, chaque minute. "B to B Consultant est la propriété intégrale de la famille, c'est un fonds de placement si vous préférez, me disait Richard en allumant une cigarette sur la terrasse à Paimpol. Nos clients sont d'extraordinaires voyous originaires des milieux du sport, de la chansonnette, du cinéma, de l'entreprise. Ils se succèdent les uns à la suite des autres pour confier leurs euros à B to B Consultant. B to B Consultant place leurs euros sur les marchés à terme puis rend les intérêts aux voyous. J'ai souvent rêvé d'être aux commandes de B to B et de placer cet argent, et de réduire à néant cet argent, et de provoquer la faillite de B to B et de ces voyous. Rien que pour le fun, disait Richard, rien que pour m'éclater un peu". Mon beau-père recevait rarement des clients à table le dimanche, sauf exception si ceux-ci, vu le montant de leurs placements, étaient appelés à entrer dans le club des dix plus gros portefeuilles gérés par la société. Mon beau père était l'actionnaire principal de B to B, que dirigeait mon beau-frère Jérémie, époux de ma belle-sœur Diane, lequel Jérémie avait sous ses ordres ma femme Irène, "cette pauvre cloche, ma sœur, votre triste épouse", d'après Richard. C'était donc un repas d'affaires plutôt qu'un repas de famille, sachant que dans cette famille, comme dans la plupart des familles d'ailleurs, c'est impossible de dissocier le sang de l'argent. A partir d'un certain montant de patrimoine les affaires de famille sont littéralement soumises à un management financier, et c'est stupide d'essayer de démêler le crime de l'horreur, comme on dit, en tous les cas comme disait Richard en fumant sa quarante ou cinquantième cigarettes de la journée. Les deux clients en question appartenaient à la catégorie des "plus de cinq milles plaques", ainsi qu'en l’absence d'étrangers à table on nommait les clients qui avaient confié plus de huit millions d'euros au fonds de placement B to B, c'est à dire, plus ou moins directement, à la famille. Il s'agissait en l’occurrence d'un tennisman assez connu et d'un ancien dirigeant du groupe pétrolier SKH. Le tennisman, doté d'immenses oreilles, suivait la conversation à table à la manière d'un spectateur suivant un échange sur un court, tournant la tête et ses immenses oreilles à droite, puis aussitôt à gauche, puis à droite, à gauche, à droite, à gauche, etc... Au cours du repas ce tennisman n'avait ouvert la bouche que pour parler de sport, considérant que tout ce qui n'était pas de l'ordre du sport était politique, et que lui justement n'aimait pas la politique, et que, donc, avait-il cru bon de préciser, il avait décidé "de ne lire que l’Équipe", ce journal "sain, tonique, justement apolitique", et même, avait-il encore dit au cas où les choses n'auraient pas été claires, "ce journal des jeunes pour les jeunes qui aiment le sport". Il avait par la suite longuement détaillé son objectif pour l'année, c'est à dire entrer dans les vingt premiers du classement ATP, "si Dieu le veut", avait-il ajouté devant ma belle-mère éblouie, littéralement conquise, au bord des larmes, jeu, set et match. L'ancien dirigeant de SKH avait passé le repas en conversation avec mon beau-père et mon beau-frère Jérémie, et pour le peu de bribes que j'avais perçues, leurs échanges avaient essentiellement tourné autour du palmarès des valeurs du Matif. "Vous voudrez bien m'adresser des relevés hebdomadaires de l'évolution de mon portefeuille", avait dit l'ancien dirigeant de SKH, ce qu'aussitôt Jérémie, "bien sûr, c'est tout naturel", avait promis de faire. J'avais déjà vu ce dirigeant de SKH quelque part mais je ne savais plus où. Ce n'était qu'au dessert que ça m'était revenu, subitement, d'un coup, au moment des œufs à la neige. Cet ancien dirigeant de SKH était passé à la télévision lors du naufrage d'un tanker affrété par la société SKH - tanker qui s'était échoué sur les côtes de l'Italie, souillant de pétrole trente kilomètres de littoral. Cet ancien dirigeant de SKH avait alors nié que la société SKH fût en quoi que ce soit responsable de ce naufrage, naufrage qui était en fait imputable, avait-il déclaré à la télévision, à l'armateur maltais sous pavillon guatémaltèque qui avait recruté des marins chinois pour convoyer un navire d'origine turque vers un pays d'Europe du nord via, je cite, "la malheureuse Italie", et, je suis d'accord, c'était difficile de lui donner tort concernant les malheurs de l'Italie. Il me semblait même me souvenir qu'ultérieurement cet ancien dirigeant de SKH avait reçu des stock-options au motif d'un subtil management de défense qui avait évité toute implication directe de SHK dans les poursuites judiciaires engagées contre "les responsables de cette catastrophe'. Pour ma part, au cours de ce repas, j'avais plusieurs fois quitté la table et avait été m'enfermer dans la salle de bains où, face à la glace, je m'étais répété jusqu'à l'hébétude :"Si Richard était là, il te traiterait toi aussi de canaille. Au fond, oui, tu es une crapule, ça ne fait pas un pli. Te taire face à ce criminel est répugnant". Et plusieurs fois j'avais été me rasseoir à la table entre ma belle-sœur Nathalie et le joueur de tennis, face à l'oncle Fred, en proie à une atroce angoisse, épuisé, là, moi aussi au bord des larmes, sourire aux lèvres, jeu, set et match".

16 - La semaine suivante, au terme de mon speech, alors que j'étais acculé contre la baie vitrée près du petit garçon aux traits en sang, c'était l'oncle Fred, côté salle à manger, qui était le plus proche de moi. Je regardais ses yeux marrons plissés en d'infimes fentes, la pointe de son couteau était posée sur ma gorge, il s'exprimait avec un sifflement dans la voix. "L'oncle Fred a une haleine fétide, Richard avait raison, m'étais-je dit tandis que, lui, l'oncle Fred dans son costume noir, criait : "J'aime les filles des magazines, j'aime les filles qui posent dans Elle, j'aime les filles, pouh, pouh... Au fait, tu as ton billet? Oui? Non? Elle est bonne celle-là... Allez, répète après moi : vive la lutte des classes". L'oncle Fred lisait le magazine Elle, ça alors c'est une surprise, avais-je pensé, ça alors c'est un lien avec la maoïsme que je n'aurais pas songé à établir, pourtant les occasions d'établir de tels liens ne manquent pas, m'étais-je encore dit. L'oncle Fred, ce héros, laisse rarement passer un déjeuner sans nous remémorer des bribes de son héroïque passé Mao, comme il dit, ou comme il dit aussi "ce temps où on déconnait bien, juste avant le boom de la vidéo des années quatre-vingt", décennie où lui, l'oncle Fred, avait fondé sa boîte et fait fortune dans le secteur, m'étais-je encore dit en tournant la tête pour échapper à l'haleine immonde de l'oncle Fred. Et dire que j'ai dû me fader l'oncle Fred pendant des dimanches et des dimanches, ça sans moufter, me dis-je aujourd'hui en pleurant de rage. Mais qui étais-je donc, me dis-je encore, quel personnage jouais-je pour endurer une telle calamité pendant tant de repas du dimanche, qu'est-ce qu'on m'avait mis dans la tête, comment avais-je pu tomber si bas? J'étais une victime parmi des millions d'autres, m'étais-je alors dit pour m'absoudre à mes propres yeux, j'appartenais à cette masse passive sans la passivité de laquelle rien de tel ne durerait plus d'une minute, m'étais-je aussi dit. A écouter l'oncle Fred, c'était Mai 68 qui avait fait le lit de ce boom de la vidéo dans les années quatre-vingt. Lui, l'oncle Fred, qui, à travers le maoïsme, "avait rencontré l'Histoire, la vraie", avait eu une super-jeunesse, "pas comme les petits crétins d'aujourd'hui", et lorsque "toutes ces idioties de 68 étaient retombées", lui, l'oncle Fred avait profité du boom de la vidéo, comme il disait, et aussi de la privatisation des télévisions, et de la sorte avait pu reconvertir ses ardeurs contestataires dans la production de programmes de prime-time. "Personnellement, avait dit l'oncle Fred, je n'ai pas l'impression d'avoir changé, je suis resté le même qu'à vingt ans. Il y en a qui se sont établis en usine, moi j'ai préféré m'établir à mon compte. Eh bien ! Je vais vous dire : ces soi-disant établis, et autres gauchistes, auraient mieux fait de se conduire comme moi. La bonne ligne ce n'était pas de créer Un, deux, trois Vietnam, la bonne ligne c'était de créer sa boîte, et même, si possible, Un, deux, trois affaires. Ça, on a mis dix ans à le comprendre, jusqu'au boom de la vidéo vers 84-85, mais quand on a eu pigé, alors là on a foncé! Quelle génération, mes enfants! Quelle décennie! Maintenant on a nos ministres, nos députés, nos partis, nos journaux, nos vedettes de la télé! Droite-gauche, gauche-droite! Mais ça été compliqué, on a dû changer plusieurs fois de styles en cours de route... Tantôt gaucho, tantôt Bernard Tapie, tantôt situ, tantôt carrément à droite, souvent tout ça ensemble... Ok, mais à l'arrivée, quel pognon! Et puis nous, n'est-ce pas, on a un passé, on vient de l'épique, du glorieux.... Le prolétariat, la lutte des classes, c'est nous! Sans compter le reste, l'anti-impérialisme, la Révolution culturelle, la Longue Marche, ces bouffonneries... Les grandes masses populaires, la rébellion contre les patrons c'est clos depuis 73-74... L'Histoire, merci, on connaît! Attention, nous on vient pas des écoles de commerce, on vient des cellules Mao! On a été une avant-garde, la dernière, l’ultime, la finale, la plus belle! Après nous, terminé les délires, terminé les expériences givrées... Il n'y a plus que des individus, des clients tournicotant sur le grand marché, le Big Spectacle... Fini le sublime, bonjour l'oseille... Dis donc! quand j'y réfléchis, on avait drôlement bien vu les choses, on n'était pas des poires... Encercler les télés à partir des boîtes de prod et puis piquer la tune, c'était ça le truc... Eh! Oh! y'en a là-dedans, c'est pas les petits mecs d'aujourd'hui qu'aurait pu avoir une idée pareille... Sans compter le Net et tutti quanti, ça aussi c'est nous, encore nous, toujours nous!" Chaque dimanche l'oncle Alain était accompagné par une de ses conquêtes, "ma nouvelle copine", qui tantôt provenait d'un casting de série, tantôt avait été recrutée sur un poste administratif dans sa fameuse boîte Star Wars Prod. "On s'est rencontrés dans mon bureau, disait l'oncle Fred. Moi je veux rencontrer personnellement mes nouveaux employés. J'aime la clarté, le contact, la proximité. Entre nous soit dit c'est dingue le nombre de copines que j'ai pu rencontrer rien qu'en restant assis sur ma chaise." Souvent l'oncle Fred évoquait des anecdotes de son existence de producteur de prime-time, spécialement des anecdotes qui se rapportaient aux animateurs vedettes de ses émissions. L'oncle Fred était intarissable lorsqu'il racontait ses anecdotes, mis à part beau-papa personne ne pouvait l'arrêter, c'était une véritable machine à anecdotes, il pouvait en raconter dix à la suite, "plus hilarantes les unes que les autres", selon ma belle-sœur Nathalie, "jamais les mêmes, toujours de nouvelles", selon Irène qui disait ça en se tapant sur le ventre. L'oncle fred possédait l'art de conter, ce qui était un don naturel, probablement hérité de son grand-père, un bolchevique hongrois "passé vite fait bien fait à droite vers la trentaine, un mec sérieux-lucide, quoi". Nous avions donc parmi nous un raconteur d'histoires hors du commun si on en croyait mon beau-frère Jacques, lui aussi friand du genre. L'oncle Fred était passionné par les histoires sexuelles en milieu professionnel, par les plus croustillantes, à savoir en gros par l'info de qui baise avec qui, surtout où, quand, comment, de quelle façon. Parfois l'oncle Fred croquait des schémas sur un papier afin qu'on puisse se représenter plus clairement certaines positions, voire "certains agencements échangistes" dans telle ou telle boîte située à telle ou telle adresse, entre telle ou telle vedette ou non des milieux de l'industrie culturelle. L'échangisme était un concept clé dans la pensée de l'oncle Fred. L'échangisme avait pris la place du concept de lutte des classes dans le système théorique de l'oncle Fred. La socialisation d'un échangisme de masse augurait de l'ouverture d'une période post-historique, et même post-humaine de "réconciliation de la société avec son désir", d'après l'oncle Fred. Inch Allah! comme aurait dit Richard en conclusion de telles thèses. L'oncle Fred était une figure de l'abjection carabinée, comme disait aussi Richard, "le précipité d'une régression éthique d'une inédite ampleur jusqu'à ce jour", encore selon Richard, l'exemple absolu de ce qu'il ne faut jamais devenir, toujours d'après Richard.


17 - D'aujourd'hui, mais avec encore plus d'émotion, avec encore plus de bonheur, je revois l'instant où beau-papa ayant reposé son verre s'était levé et avait annoncé son intention de consacrer son éditorial au règlement de la situation en Irak et en Afghanistan. Il pouvait être aux alentours de treize heures quarante-cinq - quatorze heures, nous avions terminé le céleri au vinaigre, nous nous apprêtions à attaquer le gigot-haricots, après l'édito. Pour ma part j'étais dans un état d'appréhension maximum, me répétant intérieurement "cette fois-ci tu assumes, tu y vas, tu prends la parole, tu ne fais pas comme la fois précédente lorsque tu t'es ravisé au dernier moment". Derrière la baie vitrée le petit garçon avec son chien n'était pas encore arrivé et j'avais pensé "pourvu qu'il arrive, pourvu qu'il apparaisse, ça me donnera du courage, s'il ne vient pas ça va rater, je ne pourrai pas me lancer". Ce petit garçon avec son chien, bien qu'il fût séparé de moi par la vitre, m'était progressivement devenu une sorte de soutien, et à chaque repas depuis deux mois, j'essayais de capter son regard et n'y parvenant pas je me disais qu'il était peut-être aveugle, que c'était son chien qui le guidait à travers l'épouvante, les blessures, le sang. Dans la salle à manger régnait une extraordinaire cacophonie de cris, d'éclats de rire, et les tintements des couverts avaient des sonorités de crécelles, et la neige n'allait pas tarder à commencer de tomber sur les toilettes et les cheveux. "Arrête de flipper, me disais-je, ça va se passer le plus simplement du monde. Le petit garçon va apparaître derrière la baie, tu vas te lever, agiter un bras pour demander le silence, puis tu engageras ton speech. Si ça tourne mal il sera toujours possible de prétexter un moment de délire. Ils te considèrent comme un fou, ils mettront ça au compte d'une aggravation de ton cas". Dans les jours précédents, tandis qu'Irène dormait je m'étais rendu dans le salon, j'avais vidé la moitié d'une bouteille de whisky puis j'étais tombé à genoux, suppliant le ciel, l'implorant de me donner la force de couper le sifflet à beau-papa. C'est une question purement écologique, m'étais-je dit, et d'une certaine manière je suis écologiste, je ne peux pas laisser plus longtemps polluer ainsi mon cerveau, je dois maintenant agir, à vrai dire pour la première fois, dans ma vie, m'étais-je encore dit, ce n'est jamais trop tard, allez, allez, et un, et deux, et trois zéro! Et le petit garçon était apparu derrière la baie vitrée, la moité de son visage à l'état de crevasse sanguinolente.


18 - Un vendredi après-midi de novembre, tandis que les arbres explosaient en myriades de particules de glace, que des détritus s'élevaient en spirales vers le ciel, je me trouvais dans la chambre de Richard, au premier étage de l'hôtel particulier. J'étais en sueur, j'avais une atroce nausée, je me demandais où pouvait être Irène. Elle doit me chercher à la cave, m'étais-je dit, elle doit croire que je me cache. Mais elle ne me trouvera pas, j'en suis sûr, la cave est trop grande, elle en a pour des heures à l'explorer. La nuit montait derrière les vitres. Le vent arrachait des branches, soulevait des tôles, puis les tôles voltigeaient dans les rues contre les volets et les vitrines. On percevait des aboiements au loin, ceux de chiens en train de s'arracher les côtes, de se détruire la gueule à coups de griffes. Richard avait dit : "Pour ma part, je crois au cinéma, uniquement au cinéma. Ça peut vous paraître absurde et ridicule mais j'assume cet absurde et ce ridicule. Ce sont les traits dominants de ma personnalité, l'absurde et le ridicule, demandez à l'oncle Fred, il vous le confirmera". Richard tapotait sur le clavier d'un ordinateur. Dans la pénombre son visage avait l'apparence d'une tache grise. J'étais assis dans un fauteuil près de la porte. A travers le plancher j'entendais beau-papa qui parlait avec Jacques, Jérémie et l'oncle Fred. De temps en temps, à cause de claquements secs, on aurait dit qu'il leur donnait des coups de fouet. Dans un instant Irène va entrer dans la chambre et me demander de la suivre, pour une fois je dirai non, m'étais-je juré. "Je m'accroche au cinéma, avait poursuivi Richard, je m'accroche désespérément à ça, avait-il ajouté. Lorsque j'étais enfant je passais mes journées et mes nuits au cinéma, déjà j'étais fâché avec ma famille, ma famille n'avait de cesse de me nuire. Les  souvenirs des années de ma jeunesse se confondent avec les souvenirs des films que j'ai aimés alors. Dès que je me retrouvais ici, dans cette maison, dans cette chambre, j'étais horriblement déprimé, je tournais en rond comme un animal, je devenais fou. C'est grâce au cinéma si je suis parvenu à m'arracher à cette cage. Faire des films a été ma manière de fuir, de survivre. Pendant quelques années j'ai pu monter de petites productions, mais ensuite ça s'est compliqué, car au bout de ces quelques années je me suis retrouvé sans un sou, ça m'est donc devenu impossible de continuer à faire des films et, assez lamentablement, j'en conviens, je suis revenu habiter ici, dans un léger état de perturbation psychique, je suis d'accord." Richard s'était levé et avait été prendre une boîte de médicaments dans le tiroir d'un secrétaire, puis, en ayant extrait une gélule il avait versé de l'eau dans un bol posé sur la table de nuit. Je l'observais sans rien dire, il buvait à petites gorgées en regardant les branches se fracasser sur les voitures, éventrer les chiens. "Qu'importe, mon désir de cinéma est intact, et quand je dis le cinéma, je veux dire une manière d'exister, d'échapper à l'avilissement, un art de combattre, une théorie de la rupture..." Il s'était tû pour avaler le médicament et finir de boire l'eau. Il fixait les arbres à travers les vitres fêlées, les papiers qui s'accrochaient dans les branches, les sacs plastiques, les morceaux de tôles qui percutaient les façades : "Je suis resté fidèle aux films qui m'ont bâti, je n'ai rien lâché à la pègre. Il faut inventer de nouveaux chemins, contourner les obstacles, créer, étreindre. Tout ça est bien naïf, me répondrez-vous. Et alors, vous dirai-je. Nous avançons parmi les sarcasmes, l'hostilité, la haine, l'indifférence, rien de très nouveau, rien que nous ne sachions depuis longtemps... C'est pourquoi d'ailleurs nous nous trouvons en si piteux état. Voyez les membres de ma famille coalisés contre moi, voyez-les acharnés à me perdre, comme si ça leur était un plaisir. Ils prétendent me réinsérer, ils prétendent me ramener dans leurs ridicules universités, ils prétendent me livrer à leurs sordides enseignants, ils prétendent m'asservir à leurs sciences mortes, ils parlent même de me faire travailler chez l'oncle Fred! A Star Wars Prod! Ma mère m'en a parlé hier, quand tu iras mieux m'a t-elle dit, car "pour le moment ton père pense que tu n'es pas suffisamment sûr". Sacré papa! Il m'a toujours considéré comme un bon à rien incapable de coller deux plans à la suite "dans un ordre compréhensible". Non, je crois que ma famille a plutôt idée de se débarrasser de moi. C'est pourquoi on m'espionne, c'est pourquoi on est à l'affût de la moindre faute à m'imputer. Ils m'ont collé leurs psychiatres sur le dos. Ces psychiatres m'ont sonné à coups de médicaments. De la sorte ils pensent "réformer mes tares", je cite mon beau-père, ils espèrent que je renonce  à mes "obsessions cinématographiques", je cite ma mère. Vous voyez le genre... Au premier impair ils m'annihileront. J'ai donc intérêt à me tenir à carreau". Derrière les persiennes le vent ployait les arbres jusqu'à terre, le ciel était d'équerre, tel un rayon mauve sa pointe s'enfonçait dans mon oeil. J'entends les pas d'Irène dans l'escalier, m'étais-je dit, la voilà, elle arrive. Je m'étais recroquevillé un peu plus dans le fauteuil, en proie à l'envie folle d'avaler ma langue. J'avais la fièvre, au moins quarante. Les pas dans le couloir se rapprochaient. Richard s'était remis à tapoter sur le clavier de son ordinateur. Non, non, avais-je pensé.

19 - A partir de la disparition de Richard j'avais refusé de baiser avec Irène, non pas en manière de vengeance contre Irène mais simplement parce que je n'étais plus capable de rien, hormis de regarder la télévision. Du matin au soir j'étais assis devant le poste, je ne bougeais plus de l'appartement. "Qu'est-ce que tu as, voyons, me disai-je, tu files un mauvais coton, tu es réduit à l'état de déchet, il faut absolument que tu t'exprimes sinon tu vas crever." Évidemment, tandis que je traversais les affres de ce dilemme, Irène s'était formée son idée du problème, plutôt deux fois qu'une. Selon Irène, je devais être "malade du gland" et un de ses amis sexologue allait nous aider à sauver notre couple, c'était ce qu'elle répétait sans cesse - "par une série de piqûres bien placées - c'était ce qu'elle me murmurait à l'oreille en me tripotant le dit gland. De toute façon je n'avais pas le choix : soit je me rendais avec elle chez son ami sexologue - pour la série de piqûres bien placées - soit c'était la porte. "Ça fait six mois que tu planté devant la télé, maintenant tu m'annonces que c'est terminé de baiser, t'es complètement en dépression ou quoi? A moins que je ne te dégoûte, connard? C'est ça, dis-le, je te dégoûte, enflure? Allez, viens baiser si t'es un homme..." Irène allait et venait dans le salon, extraordinairement contrariée par mon état. "Un truc pareil ça ne m'est jamais arrivée. Et pourtant j'en ai vu des mecs, et de toutes sortes, mais un comme toi c'est unique. On rentre à la maison après une journée de boulot et on ne peut même plus baiser? Moi, je ne l'accepterai pas, non, impossible. De deux choses l'une, soit mon copain te file un traitement et tu t'en sors, soit les choses bougent entre nous, on renégocie le contrat. C'est normal. Qu'est-ce que tu en penses? Et puis par pitié, arrête avec les chips!" Le jeudi vers dix-huit heures nous nous rendions chez le sexologue - l'ami d'Irène censé me guérir, qui me questionnait sur mon enfance et sur mes rapports avec Irène, au sens large. Le plus souvent Irène m'attendait dans la salle annexe mais il pouvait arriver aussi que son ami Patrice l'invite à entrer avec moi. Ce sexologue consultait debout pendant qu'Irène et moi - ou moi seul - nous nous trouvions assis sur des chaises, face à son bureau. Sur ce bureau se trouvaient posées les photographies de ce Patrice avec sa femme et ses quatre enfants, ce qui témoignait que pour lui, aucun problème, la santé était bonne, qu'il n'avait pas besoin de subir comme moi une série de piquouses dans le dard, selon l'hypothèse favorite d'Irène. Ce Patrice m'interrogeait d'une voix à peine audible si bien que parfois je ne percevais pas ses propos et répondais au hasard à ses questions. Sans doute devait-il me prendre pour un détraqué, un simulateur, sinon il m'aurait prescrit un traitement pharmaceutique, peut-être ces fameuses piqûres, ce qu'il ne fit jamais ou ce qu'il n'eût pas le temps de faire. Pour les questions audibles c'étaient les mêmes d'une séance sur l'autre, toujours - la séance - facturées quatre-vingt-dix euros. Parmi ces questions j'en retiendrais trois qui m'étaient posées en premier. "Alors, me disait-il, qu'est-ce qui ne va pas aujourd'hui?" (question n°1) sous-entendant que depuis la précédente consultation j'étais la proie d'un symptôme inédit, et donc imaginaire. A quoi je répondais invariablement : "C'est ma femme qui m'envoie, docteur. Je n'ai plus envie de faire l'amour avec elle. Pourtant je l'aime. Est-ce norma?" Sans laisser passer un temps ce Patrice enchaînait avec sa deuxième question : "Est-ce que vous avez toujours grignoté des chips en regardant la télévision ou bien est-ce que cette pratique a débuté avec l'apparition de vos symptômes?" En général, je répondais que, oui, le début de ma pratique de grignotage des chips avait bien concordé avec l'apparition de mes premiers symptômes, que d'ailleurs, oui, je m'en rappelais, j'avais croqué ma première chips la première fois que j'avais refusé de me rendre dans la chambre à coucher avec Irène. Mais quelquefois je pouvais répondre le contraire, ce qui ne semblait nullement perturber ce Patrice. En présence d'Irène il ne parlait d'ailleurs jamais de ces histoires de chips, sans doute parce qu'il ne voulait pas vexer Irène en lui laissant penser que, pour moi, bouffer des chips était une pratique sexuelle de substitution. Lorsqu’Irène lui demandait de formuler un diagnostic il disait donc que j'étais un cas complexe, et qu'avant plusieurs séances, au moins douze, peut-être plus, ce serait bien imprudent de se prononcer avec certitude en faveur de telle ou telle pathologie. Ce qui en revanche était sûr et certain -quatre-vingt-dix euros - c'était que mon cas était sérieux - quatre-vingt-dix euros - et menaçait de s'aggraver - quatre-vingt-dix euros - s'il n'était pas traité en profondeur - quatre-vingt-dix euros. A chaque fois que nous sortions du cabinet de ce sexologue, Irène était encore plus en colère qu'en y pénétrant et, sur le chemin du retour, elle ne cessait de donner des coups de volant, ce qui m'effrayait. "Tu va devoir y mettre du tien, me disait-elle. Tu ne peux pas te reposer sur le diagnostic de Patrice. A mon avis, ton truc c'est psychologique, donc une série de piqûres ne suffira pas à te guérir. Patrice peut t'aider, il ne peut pas te sauver. Si tu ne fais aucun effort ça ne sert à rien de consulter. Voilà où j'en suis : je te laisse encore six semaines, après, tu dégages". Et moi, je me disais sans bien comprendre la signification de mes propos : "Richard, lui, a tranché mais sa solution n'est pas la mienne. Richard, lui, a fui mais moi je ne m'y prendrais pas comme ça. Richard, lui, a eu le cran de s'attaquer à beau-papa mais son attaque a été un fiasco." Dans les situations désespérées on se dit toujours qu'à un moment ou à un autre quelqu'un va se lever et énoncer la vérité, qu'alors plus rien ne sera comme avant, me disai-je encore. On se dit ça lâchement, on pense qu'un autre va prendre ce risque, qu'ainsi on se trouvera épargné de le prendre soi-même et, par avance, on se trouve soulagé de n'avoir pas eu à le prendre, alors forcément on attend ce quelqu'un, on passe sa vie à l'attendre, et personne ne vient jamais, on continue à ramasser des crevettes à Paimpol, à enchaîner les parties de Trivial-Pursuit dans la maison en Sologne, à subir les discours de beau-papa, et pour finir on s'écroule au milieu des camemberts de couleur, foudroyé par une attaque cérébrale, ou alors ça se passe dans une mare de boue à Paimpol, ou alors ça se passe ici, dans cet hôtel particulier, au beau milieu du repas, vlan! une crise cardiaque, me disai-je à table le dimanche. Parmi les membres de cette famille il ne faut compter sur personne d'autre que soi, me disai-je encore. Mais je restais incapable de me lever de ma chaise et de prendre la parole. Tu n'existes pas, me répétai-je, tu crois que tu existes mais en réalité c'est faux, parce que tu refuses tout conflit, parce que tu crains tout risque de changement dans ta situation. Pourtant, si on met de côté un certain confort matériel, ta situation dans cette famille est exécrable, tu dois bien l'admettre. Pourtant tu te cramponnes à cette situation. Tu es chaque jour humilié et tu te cramponnes à cette humiliation, tu es chaque jour méprisé et tu te cramponnes à ce mépris. C'est très clair : tu es un malade qui a peur de guérir, oui, voilà ce que tu es, un malade qui se meurt à petit feu, à force de lâchetés.


20 - "Vous comprenez, me disait Richard à Paimpol, il faudrait former un peloton d'exécution et passer par les armes les gens présents à cette table le dimanche. Pour ma part, je n'aurais aucun problème de conscience à diriger ce peloton. A vrai dire, je pense même que j'éprouverais un vif plaisir à commander le feu". Je revois Richard faisant les cent pas sur le toit-terrasse, sa peau d'une blancheur cadavérique sous le soleil d'août, s'arrêtant seulement de parler à cause de quintes de toux. "Ce sont des gens qui ont assez de sang sur les mains pour en remplir une piscine, disait-il en portant ses doigts en visière contre son front. Vous avez là, n'est-ce pas, des représentants de chaque type de criminalité contemporaine, la criminalité bancaire, la criminalité pétrolière, la criminalité industrielle, la criminalité politique, la criminalité artistique, la criminalité médiatique, encore qu'il soit vain de les distinguer. En réalité, ces criminalités n'en forment qu'une seule et unique dont les représentants formellement élus gouvernent le monde. Vous allez me dire que nous sommes en vacances et que ce n'est pas un sujet de conversation lorsqu'on est en vacances? Certes, mais en ce qui me concerne j'ignore ce que sont les vacances, et pour tout vous dire je hais les vacances, et même je nie que pour moi la notion de vacances puisse exister. Vous aussi, vous abhorrez les vacances? A la bonne heure! Toutefois, vous avez peut-être souffert des vacances passés dans tel ou tel endroit mais vous n'avez pu souffrir autant que moi des vacances passées ici. C'est strictement impossible. Voyez-vous, j'ai souffert l'inimaginable, voyez-vous j'ai enduré l'indicible. Depuis l'enfance, chaque été, je suis forcé de venir dans cette maison grotesque peuplée de gens corrompus, entièrement obsédés à rentabiliser leurs placements en actions, hantés par la manie de me nuire, de contrarier mes projets cinématographiques. Je passe le plus clair de mes journées dans une chambre du troisième étage, volets hermétiquement clos, plongé dans une pénombre totale. Je reste étendu sur le lit de l'aube à la nuit, je fume cigarette sur cigarette, je médite d'incroyables plans d'évasion, j'évalue à n'en plus finir mes chances de succès, je vois défiler sous mes yeux l'histoire du cinéma, l'histoire tout court... Il faut te ressaisir, me dis-je, ta dernière évasion a échoué par manque d'argent, tu vas résoudre ce problème puis tu pourras t'attaquer au tournage de ton film, un film antiflux, un film extrêmement lent, en vérité un film composé d'une seule image. Son titre provisoire : plein mouvement. Vous voyez ce que je veux dire? Oui? Attendez. Nous nous connaissons depuis deux ans, je vous ouvre mes pensées, je vous fais confiance, et je ne sais même pas qui vous êtes. Tenez, parfois lorsque je vous regarde je me demande de quel côté vous vous trouvez... Du mien? Du leur? J'hésite." Sans Richard jamais je n'aurais été jusqu'où j'ai été, sans le savoir Richard m'a porté et soutenu au long de cette période, c'est dans sa fréquentation, à l'écouter et à converser avec lui que, petit à petit, j'ai pu cheminer vers le centre de moi-même. Ce n'est nullement parce qu'on est persuadé qu'on va crever qu'on devient quelqu'un d'autre, m'étais-je dit tandis que belle-maman me tordait une oreille, au contraire on s'effondre encore un peu plus, m'étais-je dit, on explose en plein vol, en tous les cas moi, m'étais-je murmuré en grimaçant de douleur.



21 - Notre mariage avec Irène avait eu lieu dans je ne sais plus quelle église, un jour de juillet, dans une chaleur épouvantable, je m'en étais souvenu tandis que beau-papa, belle-maman et les autres se concertaient à mi-voix, au milieu du repas, alors qu'ils avaient clairement décidé de procéder à mon exécution - moi, je me trouvais encore à ma place loin de la baie vitrée, loin de du petit garçon au visage en charpie. A cet instant, parce que je me sentais mal en point, j'avais décidé de faire marche arrière : j'avais tenté de présenter des excuses à l'assemblée. La bonne avait commencé de servir le gigot-haricot, elle découpait les tranches et les servait directement dans les bouches. "Je vous prie de pardonner ma conduite inqualifiable, avais-je dit. J'espère que je ne vous ai pas trop déçu, surtout vous, beau-papa. Encore une fois, je m'en repens. La preuve : je suis prêt à faire le ménage ici gratuitement pendant cinq ans." En vain. Les convives ne m'avaient pas écouté, ils avaient continué d'aiguiser leurs couteaux sous la table en mastiquant les portions de gigot. J'avais senti des picotements dans mes pouces de pieds. Tu vois, m'étais-je dit, tu as cru qu'il suffirait de quelques excuses bien senties pour que ces gens passent l'éponge sur ton incartade. Eh bien, reconnais-le, tu as eu tort, m'étais-je dit, obnubilé par le ballet des lames autour de moi. Comme le jour de ton mariage, rappelle-toi. Ils étaient tous présents, ton beau-père, ta belle-mère, cousins, cousines, beaux-frères, belles-sœurs, ceux du repas du dimanche, du bagne de Paimpol, des week-ends en Sologne, à ricaner ou à tirer la gueule, mais tout de même davantage à tirer la gueule qu'à ricaner, c'est à signaler, m'étais-je souvenu ce dimanche, la pointe du couteau de l'oncle Fred posée sur ma gorge. Ils étaient même des centaines et des centaines à être venus assister à ton mariage, me dis-je, une véritable armée habillée en tenue de noces, avec des yeux injectés de colère, poussant des hennissements stridents, c'était terrifiant, me dis-je, et une fois de plus j'étais resté immobile sans rien dire, à encaisser, à subir, pauvre con, pauvre cloche. Irène était vêtue d'une minijupe en dentelle transparente et répétait à qui voulait l'entendre que le troisième mariage c'était toujours le bon, sur quoi elle éclatait de rire puis lançait : "Mais, en fait, est-ce bien mon troisième mariage? N'est-ce pas plutôt le quatrième?", puis, à nouveau, elle éclatait de rire à gorge déployée et, me pressant contre elle, me roulait un patin. Beau-papa et belle-maman affichaient des mines déconfites, pour ainsi dire d'enterrement, et je me souviens d'ailleurs que beau-papa, désirant manifester sa désapprobation, était venu en robe de chambre à la mairie. "Je repars dans une minute, disait-il à la cantonade, le taxi m'attend devant la porte. Les mariages d'Irène, vous savez, je ne prends pas ça au sérieux, ce sont des espèces de blagues." "J'ai chaud, j'ai atrocement chaud... Vous ne trouvez pas que cette chaleur est insupportable?", disait et redisait belle-maman, vieille chèvre, en arpentant le hall de la mairie. Cuvant ses neuroleptiques Richard somnolait sur les marches de l'escalier tandis que l'oncle Fred le filmait avec un caméscope. Il y avait aussi des amis de travail d'Irène, la plupart très jeunes, avec des portables réglés sur d'atroces sonneries. Moi, j'étais debout dans un coin du hall, le cœur battant la chamade, la nuque ruisselant d'un liquide collant, incapable d'aligner deux phrases à la suite. Pour ces gens on aurait dit qu'Irène se mariait seule. Si j'avais été à dix mille kilomètres de distance la cérémonie se serait déroulée tout à fait normalement, personne n'aurait remarqué mon absence. Ils étaient des milliers, me dis-je, tous avec des gants blancs, et lorsqu'ils passaient les gants sur leurs manches les gants devenaient gris, me dis-je, c'était des bonhomme de terre, me dis-je, ils étaient en boue me dis-je, voilà, me dis-je, avec des gants blancs. De cette journée, des cérémonies qui avaient suivi dans la salles des mariages, puis à l'église, du repas consécutif dans un restaurant je garde une image confuse et incertaine, comme le souvenir que l'on peut garder d'un accident. Au moment où le maire m'avait demandé si je voulais prendre Irène pour épouse beau-papa s'était penché à mon oreille et, exhibant une langue de trente centimètres, m'avait murmuré : "Ne faites pas ça, pauvre con, ou il vous en cuira", et alors, je m'en souviens parfaitement, le front poisseux, étourdi d'angoisse, m'imaginant que c'était là une marque de l'humour familial, fixant la langue de beau-papa, aveuglé par les flashs photographiques, parmi les hennissements de chevaux, j'avais dit oui.



22 - La plupart du temps je me retrouvais assis à table entre ma belle-sœur Nathalie et la cousine Jacqueline, la femme de mon beau-frère Jacques, un sociologue chauve toujours vêtu en Hugo Boss. La cousine Jacqueline, par ailleurs professeur, se trouvait en plus à la tête d'un cabinet de psychanalyse, et était extrêmement dangereuse, c'était en tout cas ce que je me disais au cours des repas en lui jetant des coups d’œil inquiets. Jacqueline était maigre et pâle, elle passait les plats sans jamais y toucher, ou alors, si elle portait à sa bouche le bout de sa fourchette, c'était aussitôt pour exprimer une ostensible grimace de dégoût, reposer la fourchette au bord de son assiette puis laver sa bouche en absorbant un verre d'eau minérale. "Pouark, dégoûtant!", s'écriait-elle en séchant ses lèvres avec une serviette. Ni Jacques, son époux, ni ma belle-mère ni mon beau-père ne s'offusquaient de cette attitude qualifiée de "rituel de la givrée", dixit ma belle-sœur Nathalie, ou de "truc complètement intégré au déroulement du repas", à écouter son mari Jacques. Pourvu qu'elle n'outrepasse pas les limites, "comme l'autre du Kremlin-Bicêtre" (Richard), elle pouvait même se barbouiller la tête de purée puis se mettre à ululer comme une chouette, bras tendu vers le lustre, aucun problème. Au pire, si ça durait trop, Jacques l'emmènerait décompresser dans la cuisine, nettoyer son visage, récupérer un peu. Quand elle n'était pas en train de ululer elle scrutait les moindres gestes de son époux, l'interrompant parfois d'un "menteur, menteur", après quoi, en tapotant une cuillère sur une paume, elle affectait un sourire de contentement à l'adresse de l'assistance. La conduite de cette Jacqueline était radicale, violente, et pouvait évoluer d'un instant à l'autre. Voilà un an, je l'avais vu m'arracher des mains un saladier d'entremets et le lancer sur ce Jacques en hurlant : "Tiens, tu n'auras qu'à en offrir une part à tes petites salopes!" Je pensais qu'un jour ou l'autre, prise de démence elle finirait par tirer un revolver de sous sa robe et par faire un carton, ce qui parfois me tourmentait, surtout lorsqu'elle était agitée, une balle est si vite partie. Jacques, mon beau-frère, exerçait son métier, la sociologie, à l'université Paris 1 La Sorbonne, "cette fac de merde qu'il faudrait raser au bulldozer", comme disait Richard avant sa disparition, en accord sur ce point avec Jacqueline qui, elle, entre deux arrêts maladie, enseignait à Paris 8 St Denis, "cette fac de merde et son département d'études cinématographiques à chier qu'il faudrait aplatir au rouleau-compresseur", comme disait encore Richard, décidément très en verve lorsqu'il s'agissait de donner son avis sur l'architecture des universités. Ce Jacques - le mari de Jacqueline - était surtout réputé à Paris 1 pour le nombre de ses conquêtes parmi les étudiantes, de tous cycles et de toutes disciplines. Il n'en faisait d'ailleurs nullement mystère au nom de ce qu'il appelait tantôt "une volonté de transparence conjugale" tantôt " ma glasnost à moi" "C'est vrai que ça fâche et tourmente Jacqueline, mais ne serait-ce pas pire si je me cachais? Je crois qu'entre époux on se doit, sinon fidélité, en tout cas la vérité. Et peut-il y avoir respect dans le mensonge ou la dissimulation? Je ne le pense pas." Nathalie, assise à ma droite, riait sous cape de ce qu'elle appelait "ce cirque hystérique entre Jacques et Jacqueline, qui se bouffent le nez en public pour mieux baiser ensuite"- thèse qui, d'après moi, restait à valider. Nathalie, elle, était célibataire, "trop occupée par son boulot à Bruxelles pour s'occuper de son zizi", selon les dires de Jacques. "Moi, disait-elle, je me suis inscrite dans un club de rencontres. On m'envoie de photos et des CV, je trie et je tranche. En général, en moins de quinze secondes je me suis constitué un avis". Ainsi les repas du dimanche pouvaient prendre des allures de talk-show télévisé consacré aux pratiques sexuelles des Françaises et des Français, vive la République! vive la charcuterie! vive la Nation! En ce qui me concerne, j'évitais de me mêler à ces discussions et lorsqu'il s'agissait d'exposer l'état de nos relations conjugales c'était toujours Irène qui intervenait. "Cette semaine, avec François, on a baisé sept fois, et les sept fois dans un endroit différent. Dans la cuisine, dans le salon, dans l'escalier de l'immeuble, dans la voiture, dans la baignoire, dans un square près du bureau". Ces vantardises était exactes au début de notre liaison mais bientôt elles étaient devenu fausses, ce qui n'empêchait nullement Irène de les réitérer histoire d'en "mettre plein les yeux à ces peine à jouir." Je me gardais d'afficher mes opinions et de déclarer par exemple à mon beau-frère Jacques, de but en blanc, au salon, ce que je pensais de "la transparence totale des pratiques en matière sexuelle" ou à tel autre ce que m'inspirait "la gestion prévoyante de sa sexualité, indexée sur la valeur financière des couples", certes, néanmoins c'était très clair dans ma tête, ce qui prouve que je conservais une marge de lucidité. Lorsque par exemple mon beau-frère Jacques se lançait dans un bilan sexuel de sa semaine, et qu'un tel énoncé l'exaltait littéralement, je m'empressais d'échanger des sourire complices avec les convives, du moins avec eux qui acceptaient de me sourire - à part Nathalie, il y avait Diane que j'avais le "don de faire marrer". Et bien entendu une des voix dans ma tête en profitait : "Tu es tombé bien bas. Tu es lamentable, peut-être même plus lamentable encore que les membres de ta belle-famille. Boucle-la. Si tu n'es pas contre eux, tu es avec eux". Mais là, en l’occurrence, je n'en concevais aucune culpabilité, ne m'étant jamais fait d'illusion sur les Gardes rouges passés, présents, futurs, et connaissant de près les ex-maoïstes assis autour de la table pour ne rien attendre d'eux que leur passage avec arme et bagage au porno, "à la réduction de toute éthique à l'idéal de leur bite, métaphysique littérale du petit-bourgeois actuel, et toc dans les dents", disait Richard. Et l'autre vois enchaînait : "C'est bientôt fini pour toi, voilà ce que tu auras été, un velléitaire, un pas- grand- chose, un rien du tout. Le soleil va maintenant se coucher sur ce paysage de désolation. Qu'en penses-tu? T'étais-tu rêvé une existence pareille? Lorsque tu étais enfant avais-tu souhaité ça?"

23 - J'avais fait mine de jouer le jeu, me tenir correctement, d'acquiescer, de me taire, d'écouter les synthèses dominicales de mon beau-père, puis, subitement, voilà deux mois, j'avais commencé à me fissurer, à tout vomir, à dérailler, sans toutefois, du moins dans un premier temps, le montrer, continuant à me conduire comme si de rien n'était. Sans doute, avais-je commencé à me rendre compte que cette situation ne pourrait pas durer. J'avais refusé jusqu'alors de voir les choses en face, de manière raisonnable, et au long de ces années, par facilité et pleutrerie, j'avais préféré vivre la tête dans le sable, et même, très exactement, dans la boue, avais-je pensé. Tandis qu'à l'extérieur je paraissais équilibré, ou à peu près, silencieux et toujours courtois, à l'intérieur j'avais implosé, soliloquant en permanence, terrorisé, détruit. Nuit et jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des voix hantaient mon cerveau, impossible à juguler, sarcasmes, reproches, regrets, culpabilités, terreurs. "Voilà disait une voix - la moraliste - au fond tu n'es qu'un lâche, tu n'as jamais été au bout de quoi que ce soit, tu as toujours choisi les pires bifurcations, et, le plus souvent d'ailleurs, en dépit de vagues doutes, après coup, par une rhétorique dont tu as le secret tu te les ai très rationnellement expliquées et tu t'en es satisfait." "Voilà, disait une autre, saccadée, extraordinairement agressive - la connasse - tu vas mourir, probablement dans des douleurs atroces, et tu l'auras mérité. Au lieu d'acquiescer à tout, tu aurais pu rompre, oh pas la grande rupture romanesque, n'exagérons rien, non, mais tu aurais pu faire un pas de côté, ne serait-ce qu'un moment te soustraire au poids de l'habitude, du "c'est comme ça", du "de toute façon, ça ou le reste". Mais non, rien, tu as suivi la pire pente, tu as cru que tu pourrais concilier la sauvegarde toi-même avec la fréquentation de cette famille, tu as laissé dire des horreurs sans ciller, tu as donné pendant des mois du oui, beau-papa et du oui, Fred a raison, même en pensant le contraire, ainsi de suite jusqu'à ta destruction". On le voit, ces voix sous mon crâne, nuit et jour, ne plaisantaient pas, et, à vrai dire, dans un premier temps, lorsqu'elles s'étaient manifestées, j'avais refusé de les prendre au sérieux, au pied de la lettre. Pendant des mois j'étais même parvenu à les contenir, voire à les annihiler. Avant qu'elles ne me submergent et qu'en même temps elles cessent, au moment où j'avais commis mon acte dans la salle à manger, il s'était passé bien des jours, des dimanches, au cours desquels, vu de ce dimanche en question, les voix avaient raison, je m'étais traîné - c'est le mot - de tâche en tâche, de vacances à Paimpol en week-end en Sologne, de compromis en trahison. Certes, mais cette lâcheté, cette abdication de mon intégrité mentale était inscrite dans le contrat social global, me dis-je, et, si je vis encore aujourd'hui, c'est toujours dans la lâcheté et au détriment de cette intégrité, et donc, rien n'a vraiment changé, et j'ai raison de me dire ça, me dis-je encore, et ça relativise bien des choses, parce qu'en fait sans vivre désormais directement au sein de cette famille, d'une certaine manière aussi tu continues à vivre avec, parce que cette société est comme cette famille.


24 - Certes, je savais mes beaux-parents capables de virer sans ménagement les petits amis d'Irène, même de faire interner Richard, c'est à dire de s'en débarrasser, certes, mais je n'arrivais pas à croire qu'ils puissent faire de même avec moi. Me mépriser, m'humilier, oui, m'éjecter des repas du dimanche, peut-être, mais m'assassiner, par-dessus le marché au couteau, au marteau, au manche de cuillère, non, je ne parvenais pas à m'en persuader. J'étais un innocent, voire un imbécile, c'est au choix, et m'étais imaginé être embarqué dans cette famille avec Irène pour vingt ou trente ans, même si, immanquablement, il y aurait des moments pénibles, y compris si je trouvais un emploi, de n'importe quelle sorte, ainsi qu'on m'en pressait de toute part. Alentour, derrière la baie et au-delà, comme je le savais, des millions de personnes étaient humiliées chaque jour dans des boulots ignobles, des millions étaient soumises aux conditions d'une existence stupide et insensée, des millions avançaient sous des déluges d'acier avec leurs traits déformés par la folie, dans la nuit, dans les villes, à vendre des paquets de clopes, des contrats d'assurance, à dealer leurs corps, des millions, par les montagnes, au bord des frontières, voilà, voilà, des millions et des millions et des millions à dealer leurs sexes, à dealer des crédits, me disais-je et avais-je dit en fixant la baie vitrée. Alors, moi, me disais-je encore, je dois bien entendu la boucler, je ne vais quand même pas me plaindre d'être la risée de cette famille, je ne vais quand même pas me plaindre d'avoir à passer des vacances en Sologne et à Paimpol, non, non, ça, je ne le peux pas, ce serait vraiment trop indécent, et pendant trois heures je répétais cet adjectif, indécent, en tournant en rond autour de la télévision, indécent, indécent, indécent, indécent... Je dois reconnaître que je m'étais habitué à cette existence avec Irène, et donc, à être considéré par cette famille comme un moins que rien, du moins jusqu'à la liquidation de Richard. Et pourtant, y compris après ce meurtre, je n'avais pas changé fondamentalement ma mamière de vivre ni de penser. La preuve : en dépit d'un trouble massif, pas une seule fois je n'avais envisagé de finir inhumé sous la table en bois de merisier, au centre de la salle à manger.


25 - Moi, n'est-ce pas, je n'avais jamais rompu avec quoi que ce soit, je m'étais laissé porté par l'existence, et le cours de cette existence m'avait jeté dans les bras d'Irène, et j'avais été soulagé que ce cours de l'existence me jette dans les bras d'Irène car, du moins au début, avant d'en arriver à ce dimanche, j'avais éprouvé des sentiments pour Irène, c'est incontestable, et aussi - ce n'est pas incompatible - ma situation pécuniaire était catastrophique, à la différence de celle d'Irène, ce qui ajoutait peut-être à mes sentiments pour Irène, et pourquoi pas. C'est difficile à dire, me dis-je aujourd'hui, en réalité, tout bien considéré, on ne peut être sûr de rien, me dis-je encore, et, en réalité, tout bien considéré et reconsidéré, ce serait vraiment horrible de laisser entendre que c'est surtout l'argent d'Irène qui avait déclenché mes sentiments pour Irène, me dis-je, même si cet argent a pu compter, mais marginalement, dirais-je, en tous les cas au début. Avec Irène, la première année, nous nous étions sauvagement aimés, ça, c'est incontestable, nous baisions dès qu'Irène rentrait de sa boîte, et bien entendu nous baisions encore plus le week-end, et Irène se mettait en congé de maladie pour que nous baisions encore tant et plus, de manière ininterrompue en somme, nuit et jour, jour et nuit, à une cadence infernale. A cette époque, moi-même je ne faisais rien d'autre, j'avais cessé toute recherche d'emploi pour me consacrer à cette activité amoureuse, et je dois reconnaître que ça ne me posait aucun problème. Il faut le souligner, Irène était beaucoup plus sauvage que moi. Moi, j'aurais pu me contenter de baiser un jour sur deux, voire sur trois, mais non, avec Irène, à cette époque, nous baisions tous les jours, selon son choix, avais-je chuchoté à l'oreille de ma belle-sœur Nathalie qui m'enfonçait son genou dans le bas-ventre pour me faire mal et pour s'exciter, d'une pierre deux coups, c'était facile à deviner. Mais bien sûr ça n'avait pas duré, avais-je encore chuchoté à l'oreille de Nathalie, car bientôt Irène m'avait présenté à sa famille et les repas du dimanche avaient commencé, et là, progressivement, mais assez vite, nous avions cessé de baiser. A partir de ce moment, la f'réquentation de la famille d'Irène avait eu des effets catastrophiques sur notre sexualité, au moins sur la mienne, d'abord par intermittence, puis bientôt en continu, et c'est alors que j'avais commencé à comprendre qu'avec Irène ça ne pourrait pas durer, et Irène de même, vu que, moi, dans ma volonté délirante de concilier l'inconciliable, je pouvais parfaitement concevoir de rester avec Irène sans baiser avec Irène, puisque matériellement je vivais grâce à Irène, ce qui n'était pas le cas d'Irène, hein, qu'est-ce que tu en penses Nat? avais-je encore chuchoté à l'oreille de ma belle-sœur Nathalie en tentant d'écarter son genou de mon bas-ventre, en implorant du regard les individus aux corps striés de blessures derrière la baie vitrée.


26 - Ma belle-sœur Nathalie était, elle aussi, pitoyable et j'éprouvais parfois à son endroit de la compassion. Eh oui,  Nathalie me faisait de la peine. Pauvre Nathalie, me disais-je, elle en bave autant que moi, elle encaisse, elle ne doit plus savoir comment faire. Mais souvent aussi, à l'écouter je me disais : "Non, vraiment, elle est trop conne, après tout je m'en fiche, nous n'avons rien en commun." Nathalie, une rousse aux yeux verts, travaillait auprès du commissariat à l’Industrie à Bruxelles et était littéralement hantée par l'idée de privatisation à marche forcée des services publics, pour reprendre sa formule, dans les plus brefs délais et sans pitié, pour encore la citer, parce que "l’opinion publique européenne en avait par-dessus la tête de raquer les déficits". C'était véritablement chez elle une manie de pensée. Selon ses théories, toujours énoncées d'une voix empâtée par les psychotropes, il s'agissait désormais de rompre clairement avec notre "héritage étatique, et même communiste, et d'entrer enfin de plain-pied dans le XXIe siècle, l'ère de la responsabilité, de l'autonomie, de la flexibilité, de l'initiative, en un mot de l'Union Européenne". De telles théories peuvent paraître pénibles si on les prend au pied de la lettre, mais justement, concernant Nathalie, on ne devait pas les prendre au pied de la lettre. Nathalie aurait pu sans problème soutenir des propos inverses à ceux qu'elle tenait à table. Fondamentalement, ma belle-sœur Nathalie se fichait bien, et de l'Union Européenne, et de son programme social et économique consistant à privatiser jusqu'au dernier brin d'herbe. Nathalie était sous antidépresseur à haute dose, elle avait souvent des difficultés pour organiser sa pensée et ça lui arrivait parfois, au comble du trouble, d'invoquer en bégayant une Europe "cool avec les pauvres, hard avec les cons, où chacun pourrait disposer d'un peu d'herbe à fumer", selon sa conceptualisation humaniste des choses, si on peut dire. Nathalie souffrait comme une bête et se moquait bien de ce qu'elle racontait, se contentant de répéter ce que ses collègues bruxellois redisaient à longueur de jour, à longueur de nuit sur toute l'étendue de l'UE. "Le bonheur est une découverte récente dans l'histoire de l'humanité. Cette découverte peut être datée de l'apparition des premières molécules capables d'avoir une action sur le fonctionnement du cerveau. Si ça se trouve c'est pareil pour l'amour! On croit que l'amour existe depuis tel ou tel siècle mais en réalité peut-être ne l'a t-on même pas découvert... Hein! où est la molécule capable de l'entretenir au-delà de trois semaines? Moi, franchement, une molécule pareille j'achète. Comme ça, je ne perdrais plus mon énergie à courir après un mec." Ma belle-sœur Nathalie était si absorbée par sa tâche de fonctionnaire qu'elle n'avait que très peu de temps à consacrer à sa vie personnelle, vie personnelle qui était sous-traitée à des clubs de rencontres et autres agences chargées de mettre un peu de rationalité dans la recherche de l'âme sœur, comme Nathalie disait en s'esclaffant. "Avec ce que j'ai déjà filé à ces escrocs j'aurais pu me payer un micheton à plein-temps. Je suis vraiment la dernière des connes. Je crois toujours au coup de foudre, alors j'attends, j'attends, je raque, je raque. Mais je commence à me poser des questions, tous ces mecs qu'on me présente et pas un qui accroche, ça finit par prendre la tête." Nathalie pratiquait la gym dans le but de décompresser. Souvent elle recommandait à ses sœurs, et aussi à sa mère, d'en faire autant sous peine de finir "comme les Amerloques gonflées au beurre de cacao". D'ailleurs, portée aux théorisations, elle prétendait qu'il était impossible d'accomplir son boulot correctement à Bruxelles sans passer au minimum deux heures par semaine dans une salle de cardio-training ou alors "si c'est pas ça, tu dois te bourrer de Lexomil. Avec mes collègues du commissariat à l'Industrie on se retrouve le lundi et le mardi à pédaler comme des dingues dans une salle du sous-sol. On sue à mort, on se tape l'équivalent d'une vingtaine de bornes. C'est d'un sinistre, mais d'un sinistre... Le chef de service nous pousse à faire de l'exercice. Entre nous soit dit un type extra, mignon, connaissant ses dossiers sur le bout des doigts, sensuel..." Alors le visage de Nathalie s'assombrissait, ses sourcils fronçaient, elle aspirait profondément en massant sa poitrine. "Par malheur, il est marié et père de cinq enfants. De surcroît c'est un chrétien-démocrate luxembourgeois, il va à la messe deux fois par semaine, il part en pèlerinage au mois de juillet je ne sais plus dans quel trou. Dans le genre coincé il est difficile à battre." Nathalie pouvait prendre dix kilos d'une semaine sur l'autre puis les reperdre aussi vite. Sous ses airs à répéter le terme privatisation quinze fois par heure, Nathalie flippait de finir vieille fonctionnaire à Bruxelles dans un building uniquement peuplé d'hybrides chrétiens-démocrates luxembourgeois. Bref, Nathalie disait privatisation comme d'autres ont le hoquet lorsqu'ils subissent des contrariétés. Plus elle désespérait de jamais se trouver un mec plus elle semait les phrases de ce terme. C'était fondamentalement un TOC, comme disent les télé-psychiatres, même si, bien sûr, ce terme désignait aussi le programme générique du gouvernement de l'Union Européenne, c'est incontestable. Même beau-papa, pourtant farouche adversaire des services publics, se trouvait parfois agacé par l'abus du terme dans la bouche de sa fille. Ce terme, rappelait-il alors, devait être utilisé à bon escient et non pas à tout propos comme s'il s'agissait d'une plaisanterie ou d'une sorte de jeu de langage destiné à amuser la galerie. "Cesse donc d'employer ce mot n'importe comment, grinçait-il. C'est à force d'employer les vocables à tort et à travers qu'on les vide de leur sens. Si tu as la gorge irrité il y a un spray dans la salle de bain. Autrefois j'ai eu un collègue qui se raclait les amygdales en prononçant des dizaines de fois à la suite le terme convertibilité. C'était étrange, d'un coup, en pleine conversation sur la pluie et le beau temps, il plaçait son mot dans une phrase. Du genre : Si on avait une convertibilité ensoleillée le week-end prochain ce serait vraiment formidable. Ou encore, à propos d'un menu au restaurant : Je crois que l'établissement garantit la convertibilité du poisson en dessert, si mes souvenirs sont exacts. Au bout d'une heure en sa compagnie je me rongeais les ongles au sang. C'est exténuant à la fin, ces tics! D'autant qu'une visite chez l'otorhino aurait suffi à régler le problème." On le voit, beau-papa n'aimait pas qu'on plaisante avec les choses sérieuses engageant le destin de nos entreprises sur le marché de l'Union.



27 - Irène comprenait que je puisse temporairement être en rade,  sans emploi, "puisque comme ça tu peux scribouiller à ta guise, puisque comme ça tu es davantage disponible pour moi", à condition toutefois qu'en contrepartie je fréquente sa famille, c'était le deal, car Irène était névrotiquement liée à sa famille, me disais-je en fixant la fourchette dans la main d'Irène, une vingtaine de secondes avant qu'Irène ne tente de m'enfoncer les pointes dans l’œil gauche. A condition aussi - c'était les autres clauses de l'arrangement - que je m'affiche de gauche, tendance week-end en Sologne, socialiste libérale ainsi que la quasi totalité des membres de ma belle-famille, à condition que je tente réellement, et le plus vite possible, de m'intégrer dans ce milieu nouveau pour moi, et ne me contente pas de faire semblant, ce qui était bien mon genre, à condition donc que je démontre dans les faits ma volonté d'insertion, à condition qu'une fois par semaine je lui lise des pages de mon travail littéraire, au moins cinq, pour vérifier à quoi j'occupais mes journées, à condition que je me tienne bien à table le dimanche, à condition que je passe mes week-end en Sologne et mes vacances à Paimpol, à condition que je ne réponde jamais "aux propos un peu fantaisistes de papa" ou aux plaisanteries "pas toujours drôles" de l'oncle Fred, à condition que je fasse la cuisine, voire le ménage, à condition, évidemment, que je baise au doigt et à l’œil, sur commande, on pourrait même dire sur télécommande. En tant qu'artiste à gage, employé par Irène, j'avais été l'objet du mépris immédiat de ma belle-famille où beaucoup de choses, notamment le respect et l'estime, s'étalonnaient au nombre de KF sur le compte titre. Pour eux, en particulier mon beau-père, j'étais une lubie de plus née dans le cerveau d'Irène mais, je cite, cette lubie "ne durerait pas aussi longtemps que les impôts" et Irène, "étant donné son intelligence et aussi son ascendance" finirait par se rendre compte de son erreur et procéderait à l'apurement de la situation. Il va de soi que ma belle-famille avait très peu goûté notre voyage de noces aux Seychelles - et que ce voyage de noces était resté en travers de la gorge de mon beau-père, il ne manquait jamais de le rappeler, ce qui faisait rire Irène. "Papa, tu exagères. Au contraire, c'est un très bon souvenir. Comme on s'était amusé, mon Dieu. Sea, sex and sun. Les Seychelles, c'est vraiment le pied!" Ça, c'était tout Irène, m'étais-je dit ce fameux dimanche en fixant Irène. A la fois capable de me choisir, moi, à la fois capable de m'imposer à sa famille sans se brouiller avec, à la fois contrariant sa famille, à la fois s'y soumettant complètement, avais-je murmuré pour moi-même. Entre moi et sa famille Irène n'aurait jamais hésité une seconde - elle l'avait montré lors de ses deux précédents mariages en sacrifiant impitoyablement ses maris au bénéfice de sa famille, voilà encore ce que j'avais pensé en fixant Irène qui était en train de converser avec Diane, une autre de mes belles-sœurs, obèse celle-ci. Le premier mari d'Irène, "cet âne de musicien sans talent", avait traité l'oncle Fred de vieille pute, sur quoi il avait été sommé de prendre ses cliques et ses claques, et foutu à la porte - humiliation atroce : on l'avait empêché de récupérer sa tirelire posée sur la télévision d'Irène, une grenouille en plâtre bourrée de pièces de un euro. Le deuxième mari d'Irène, lui, s'était vu congédier pour refus d'assister aux repas du dimanche, en gros, si j'avais bien compris, et "cet abruti à lunettes de soleil qui n'aurait pas tenu cinq minutes dans ma boîte sans que je l'assomme", d'après l'oncle Fred, "ce punk à la noix", toujours d'après l'oncle Fred, avait dû ramasser ses fringues sur le trottoir à trois heures du matin, ce qui l'avait amené le surlendemain à guetter Irène devant les bureaux de B to B Consultant et à la baffer. Irène était un cas, comme disait ma belle-mère, et par amour filial, au nom de la concorde collective, on devait bien tolérer ses frasques jusqu'à ce qu'elle ait pris un peu de plomb dans la tête et se soit choisi un mari approprié à sa situation sociale. Personnellement, me dis-je aujourd'hui, je crois qu'Irène était inapte à s'attacher à quelqu'un, qu'elle était incapable de mettre sa famille à distance, et que ce qui l'intéressait surtout c'était d'assouvir ses besoins sexuels - du moins ce qu'elle s'imaginait être ses besoins sexuels - tout en se vautrant aux pieds de son père, mon beau-papa à moi, si je peux me permettre. Dans ces conditions, je crois que ma belle-famille avait raison de me mépriser, je veux dire objectivement. J'étais méprisable en tant qu'artiste, à la solde d'Irène, d'abord, et, donc, en tant qu'esclave de ma belle-famille, en tant que contractant soumis aux clauses du deal passé avec Irène, sexuel entre autres. Dans de telles conditions, mon anéantissement ne posait, aux yeux de cette famille, aucun problème, mis à part des problèmes techniques, me semble t-il.

28 - Souvent, comme j'étais hagard, une voix dans ma tête recouvrait le son de la télévision dans le salon et pour finir je n'entendais plus que cette voix - la voix de Richard - sur les images criardes qui défilaient sur l'écran. "Notre pays est carrément navrant, disait Richard. Aussi loin qu'on remonte dans son histoire, on ne trouve que lâcheté, propriété privée et médiocrité, disait-il encore. En vrai, se rouler dans la boue comme des porcs est le trait le plus spécifique de l'histoire de ce pays, et, bien entendu, je ne parle pas de se rouler dans la boue à telle ou telle époque, je parle de se rouler dans la boue de manière continue, comme si c'était une seconde nature... Non, non, disait Richard, si on ne comprend pas ça - cette pratique de la boue - on ne peut rien comprendre à l'histoire de ce pays. Les habitants de ce pays, et bien entendu, leurs soi-disant élites, sont des lâches et des propriétaires dans l'âme, les habitants de ce pays, n'est-ce pas, ont la lâcheté et la propriété dans le sang. A ma connaissance il n'existe guère de pays plus veule en Europe et même dans le monde - si on excepte l'Allemagne. La presse, l'université, la police, la magistrature, les industries de ce pays ont toujours démontré qu'en matière d'avilissement la plupart de nos voisins pouvaient aller se rhabiller, cela pour une raison simple :c'est que nous avons la grande tradition d'avilissement de tous les pays et États de la planète. Pour ainsi dire, nous sommes les inventeurs de cette pratique, ou, si vous préférez, nous en détenons le copyright. En réalité, vous m'avez compris, ce sont les habitants de ce pays qui ont inventé, expérimenté et développé l'avilissement dans la diversité de ses formes. Le luxe, les fromages, le bain de boue sont les trois splendeurs du patrimoine national. Certes, la France n'a pas toujours compté dans ses rangs que des lâches, et des propriétaires, nous sommes d'accord. Il y a toujours eu des minorités de non-lâches, c'est exact. Mais ces minorités ont toujours été visées, persécutées et finalement massacrées par la majorité. Ces minorités attirent magnétiquement la haine des soi-disant citoyens de ce pays, les soi-disant citoyens de ce pays sont des tueurs professionnels de minorités. Certes, la majorité de ces tueurs ne participent jamais directement au crime, elle se contente de l'approuver par son silence complice. S'il advient que la cause de la minorité progresse, alors cette majorité peut l'approuver, mais que le vent vienne à tourner et, à ce fugitif soutien, succèdent la dénonciation et le massacre. Il y a mille manières de se vautrer dans la fange, on appelle d'ailleurs ça la diversité locale, cela désigne cette variété nationale des manières d'écraser les minorités", disait Richard en sirotant du café. Le ciel était d'un bleu extrême, oppressant, et, il m'en souvient, si personne n'apparaissait nous pouvions rester là des heures sans prononcer un mot, abasourdis. Des mouettes jacassaient très haut et leurs jacasseries étaient des coups de becs portés dans la substance de nos cerveaux. J'ai connu, durant ces mois et ces années, à Paimpol, sous ce ciel dévoré par les oiseaux, d'extrêmes moments de calme, de confiance, de beauté.

29 - En me versant des verres de vin, je fixais Richard à l'autre bout de la table et je me disais que lui, au moins, avait tenté sa chance dans le court-métrage tandis que moi j'avais été droit dans le mur, sans escale, sans détour. J'avais fait des études moyennes, bientôt connu Irène, en concomitance mon beau-père et ma belle-mère, mes beaux-frères et mes belles-sœurs, puis j'étais entré dans le cycle infernal des repas dominicaux, des marches dans la gadoue en Sologne, des parties de pêche dans la vase, ainsi de suite jusqu'à l'absurde. Je dois dire au passage que qui n'a pas été passer trois étés de suite à Paimpol ne peut prétendre connaître Paimpol, je peux dire que qui n'a jamais mis les pieds en Sologne, comme je les ai mis, moi, des dizaines de fois, n'est pas médicalement autorisé à parler de la Sologne. Le dimanche de mon BIG ONE, mon beau-père, lors de l'apéritif, avait invité tout le monde à Paimpol cet été, et je dois dire que cette énième invitation n'avait pas compté pour peu dans ma conduite par la suite, même si, bien sûr, celle-ci ne peut s'expliquer par cette annonce. Ça avait été tout au plus la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase, l’événement déclenchant. Dire à quelqu'un de déséquilibré qu'il va devoir une nouvelle fois passer le mois d'août à Paimpol peut créer des dommages irréparables sur cette personne. Je parle ici de la propriété de mon beau-père dans l'affreuse ville de Paimpol. Et mon opinion sur cette ville de Paimpol n'est au fond pas si marginale. Car connaissant bien Paimpol, je peux affirmer avoir rencontré dans les bars de cette ville des gens qui pensaient comme moi, certes, peu nombreux, mais quand même quatre ou cinq en trois étés. Car, à Paimpol, se retrouvaient les convives des repas du dimanche, mes belles-sœurs, beaux-frères, beaux-parents, une année sur deux d'anciens cadres de B to B Consultant - bref, en somme, Paimpol s'apparentait à un méga-super repas du dimanche, un repas du dimanche à la puissance cent, une bombe thermonucléaire pour les nerfs. Pour Irène c'était exclu que nous ne passions pas au moins quinze jours à Paimplo au mois d'août, quand bien même elle convenait que c'était un peu rengaine mais que ça faisait si plaisir à ses parents. Même Richard, avant de prendre ses quartiers chez les "dingues du Kremlin-Bicêtre", faisait le pèlerinage estival de Paimpol, ce qui faisait du bien à sa tête, d'après ma belle-mère, l'air breton, de toute façon, ne pouvant lui faire de mal, ce qui n'était pas faux si l'on en jugeait par "les circonstances qui l'avaient conduit, selon une procédure de placement d'office, à se retrouver un peu plus tard en séjour prolongé au Kremlin-Bicêtre", d'après la version officielle. On murmurait même que c'était à Paimpol, dans sa chaise longue, immobile, les yeux grands ouverts, le visage livide, qu'il avait conçu les plans de son "agression" contre mon beau-père, épisode qui avait, ensuite, jeté la suspicion sur le climat de béatitude naturelle censé baigner Paimpol, et sur moi, peu après, puisqu'on avait commencé à sous-entendre que Richard n'avait pu manigancer ça tout seul, qu'il avait été certainement influencé et conseillé par un proche, c'est à dire - c'était devenu de plus en plus clair au fil des semaines - par moi. C'était moi qui avait soufflé à Richard de voler un chèque à beau-papa, c'était moi qui avais rempli ce chèque, c'était moi qui l'avais porté à l'encaissement à la banque. Telle était une des pistes de l'enquête visant à éclaircir les circonstances exactes de l'escroquerie de Richard, de sa tentative pour extorquer 100 000 euros à beau-papa. Au bagne de Paimpol, c'était ainsi que je m'étais mis à le nommer, on se trouvait placé sous l'autorité de mon beau-père, "à Paimpol, disait-il, c'est moi qui compose l'emploi du temps", et ainsi on peut dire que mon beau-père était le directeur des ressources humaines des Lilas, nom de la maison de vacances de la famille depuis 1912. Maintenant que j'ai subi ces périodes de supplices à Paimpol je me prononce inconditionnellement pour l'application des trente-cinq heures aux activités de vacances, je déclare même qu'on devrait installer des pointeuses devant les plages, les piscines, les rochers à crabes, les jeux de Scrabble, pour protéger les personnes faibles contre les individus sans scrupules qui, tel mon beau-père, exploite leurs proies jusqu'à la corde. Mon beau-père ne pouvait envisager de se distraire qu'entouré d'une cohorte d'invités - c'était tout juste s'il ne procédait pas à l'appel des noms avant de s'embarquer pour une promenade en voilier ou une après-midi à la plage. Car à Paimpol, en dépit de la néo-dépression de ma belle-mère, de la post-dépression de mes belles-sœurs, de l'antedépression des autres, chacun se devait d'afficher une bonne humeur permanente et de s'adonner sans retenue aux plaisirs de la mer et du soleil. C'est ainsi qu'on pouvait se retrouver dès sept heures du matin, à marée basse, crochet en main, totalement déprimés, à pêcher le crabe dans les rochers. Seul Richard, considéré comme trop déjanté, était exempté de ces épopées matinales dans la vase et les algues. Les autres, dépendant directement, ou indirectement, de mon beau-père, étaient condamnés à traquer le crabe, qui plus est, avec obligation de résultats. Au long de, ces parties de pêche je ne songeais qu'à une seule chose : l'heure où la marée, en remontant, mettrait un terme à ce martyr pour en engager un nouveau, puisqu'à marée haute, en cas de beau temps, nous étions bons pour la promenade en voilier. J'ajouterai que le crabe est un animal pervers exigeant, avant de se laisser prendre, votre humiliation complète. On n'attrape par le crabe debout, on attrape le crabe courbé, voire à plat ventre dans la boue et la vase. Plus vous vous salissez, plus le crabe jouit, c'est connu. D'ailleurs, je crois que c'est pour ça que mon beau-père nous faisait pêcher le crabe - sinon pourquoi n'aurions-nous pas pêché la crevette, voire le bouquet? Je pense que si nous avions pêché le bouquet, mon martyr, s'il n'eût été annulé, en tous les cas aurait été allégé. Je l'ai vue pratiquer de loin : la pêche au bouquet est beaucoup moins humiliante que la pêche au crabe, à la main et au crochet s'entend. Mais non, pour nous c'était le crabe, sans discussion possible. Mon beau-père, ce stratège, nous indiquait les meilleurs rochers, à charge pour nous, à quatre pattes, appliquant ses conseils tactiques, d'en extirper les crabes - si possible du type étrille - avec nos bouts de ferraille, allongés dans la gadoue. Tout comme lors des repas du dimanche personne ne contestait les emplois du temps concoctés par mon beau-père, pareillement, au cours des matinées de pêche, chacun adoptait une attitude de servilité face à ce tyran. Jérémie, qui était le supérieur hiérarchique d'Irène, mais aussi l'employé de mon beau-père, puisque mon beau-père était l'actionnaire principal de B to B Consultant, Jérémie, qui était l'époux de ma belle-sœur Diane, Jérémie qui avait donc intérêt à pêcher le crabe fanatiquement et à élever ses enfants dans la religion du crabe et du crochet, Jérémie qui remontait son pantalon jusqu'aux cuisses sur ses genoux cagneux, eh bien Jérémie se tenait au garde-à-vous à côté de mon beau-père, répercutant ses ordres, hurlant ses consignes. "Le grand rocher là-bas, qui l'a fouillé?" criait Jérémie. "Deux personnes avec moi pour attaquer ici", criait Jérémie. "Allez, on y va, on y met la tête et le cou, on ne fait pas chochotte", criait Jérémie, "J'en ai déjà cinq" criait Jérémie. "Un crochet c'est pas une gaule sinon on foutrait un bouchon au bout et on irait pêcher dans le port" criait Jérémie. On le voit, le crabe n'avait pas de secret pour Jérémie, pas plus que son désir de complaire à mon beau-père, son actionnaire principal, n'avait de limite. Jérémie me méprisait absolument sachant que mon beau-père me trouvait suspect - "il y a un truc qui m'échappe en vous" - et sachant dès lors que je comptais pour du beurre, vu que mon beau-père m'avait classé parmi les gendres douteux. A table Jérémie ne manquait jamais l'opportunité de me mettre mal à l'aise et, si possible, de m'humilier, en particulier lorsqu'il sentait l'agacement de mon beau-père poindre à mon égard, sans que l'on comprenne vraiment pourquoi, au gré de son humeur. Lors de ce repas du dimanche, avant même l'entrée, Jérémie m'avait fait remarquer que c'était très inélégant de venir vêtu d'un tee-shirt à un repas de famille lorsqu'on est un adulte. "Naturellement, je ne dis pas ça pour vous, avait ajouté Jérémie, je dis ça en général, comme ça, pour parler un peu". Jérémie m'avait dans le collimateur, et d'ailleurs, dans la phase finale de mon exécution, c'était lui qui avait coordonné la manœuvre, criant qu'on devait me déshabiller, me mettre torse nu, bien dégager ma nuque avant de passer aux choses sérieuses.

30 - Beau-papa a dû faire des centaines de discours sur un nombre incalculable de sujets, et chacun de ces discours a duré au moins un quart d'heure, et j'ai toujours eu le sentiment que ces discours duraient des heures et des heures, que ça ne s'arrêterait jamais, pourtant j'ai écouté ces discours, jamais je ne les ai interrompus. Ces discours de beau-papa m'ont laissé de terribles séquelles, me dis-je aujourd'hui lorsque je considère mon visage dans la glace. A force d'entendre ces horreurs j'ai été progressivement conditionné aux pires manières de voir, de penser et de sentir. Pour ainsi dire, j'ai été placé sous contrôle total de beau-papa et ma personnalité mise en cage. Et peut-être n'ai-je pas encore été soumis à toutes les conséquences de ce traitement de choc, me dis-je, le plus dur est à venir. Oui, c'est probable, mon état risque encore de se dégrader. Peut-être que demain ou après-demain je vais me retrouver aphasique ou paralysé, je vais peut-être terminer mes jours dans une chaise roulante ou dans un institut spécialisé, comme si je n'avais déjà pas assez de problèmes, me dis-je encore, comme si déjà, à l'époque, je n'avais pas subi de traumatismes, mon Dieu, mon Dieu, me dis-je, connard, connard, tu n'avais qu'à te lever et couper la chique à ton beau-père, au lieu de te plaindre, au lieu de continuellement déplorer ta faillite, me dis-je encore et encore. Beau-papa bondissait de son siège, séchait ses lèvres avec une serviette, puis se lançait dans une de ses synthèses dominicales. Et alors tout pouvait arriver, et surtout le pire. Par pire il faut entendre l'énoncé des positions les plus toxiques concernant les questions figurant dans l'actualité médiatique du moment. Beau-papa pouvait intervenir sur n'importe quel type de questions car, depuis qu'il avait cessé ses activités professionnelles à la tête de B to B Consultant, il lisait chaque jour des dizaines de journaux et se tenait donc au courant, en détail, des principaux débats en cours. La plupart de ses propos avaient été pompés dans ces dizaines de publications et il les régurgitait à table le dimanche - tel était le processus de synthèse qui aboutissait à la formulation de ces fameux discours aux alentours de treize heures trente. Beau-papa regardait également les JT et les bulletins d'informations, ceci sur les cinquante chaînes et du câble et du satellite. Dès huit heures du matin il se branchait sur la télévision, spécialement sur les chaînes d'info en continu - les plus terribles - et prenait connaissance des dernières nouvelles du jour qui, ensuite jusqu'au soir, allaient être répétées toutes les quinze minutes. Beau-papa vivait sous perfusion de flash et de dépêches d'agence. Lorsqu'il ne regardait pas la télévision il lisait une dizaine de journaux assis à sa table de bureau, au second étage, ou bien surfait sur le Net. Personne n'avait le droit de le déranger. On peut bien dire que beau-papa était un névrosé-excité complet. On peut bien dire que beau-papa était un drogué de la plus sombre espèce. Si le matin vers six heures il n'avait pas ses journaux, il commençait à tourner en rond comme un fou. Ses journaux lui étaient indispensables pour pouvoir respirer correctement, sans ses journaux il commençait à suffoquer. "J'ai envoyé la bonne acheter la presse et la bonne n'est pas encore revenue. Est-ce que le café-tabac n'aurait pas reçu la presse ce matin? Est-ce qu'il y aurait une grève? Peut-être que la bonne s'est arrêtée en route pour boire des coups pendant que moi je suis seul ici à sept heures quinze sans mes journaux? Est-ce que vous pensez que la bonne va bientôt arriver? Est-ce que je ne devrais pas mieux me porter à sa rencontre?" Ce fou furieux se trouvait alors en état de manque de journaux. Ses journaux étaient en quelque sorte sa boussole, il ne pouvait s'orienter sans les avoir lus et relus, c'était l'outil indispensable à son déchiffrage de l'actualité, "pas le seul mais quand même un outil essentiel", selon ses dires. "Pour ma part, la plupart des journaux me dégoûtent complètement, j'évite autant que faire se peut de les lire, et surtout le jeudi lorsqu'ils sont vendus accompagnés de leur supplément Livres, m'avait dit une fois Richard alors que nous faisions une promenade en Sologne dans la propriété de ses parents. La lecture des journaux est déjà pénible tant on y trouve de propagande et d'inepties accumulées mais si on y ajoute leur supplément Livres c'est à devenir dingue." A la différence de Richard, beau papa adorait ces suppléments. C'était bien rare qu'il ne glisse pas quelques mots concernant la première page de ces suppléments. "Avez-vous lu les premières pages de ces suppléments ce matin? demandait-il. Qu'est-ce que vous en pensez?" insistait-il. Sans compter le reste, c'est à dire ce qu'il puisait dans ces journaux à proprement parler. J'ai entendu à cette table des discours sur des sujets aussi divers que "Le surréalisme allié objectif du terrorisme international?", "Métamorphose de la liberté et de l'échange : la grandeur indépassable de la forme brevet", "La racaille contre le copyright", "Comment les biotechnologies révolutionnent notre longévité dans l'emploi?", "Le plus commun entre les hommes est le plus privé", et cetera, et cetera. Beau-papa agitaient les bras, fustigeaient les forces de l'inertie qui entravaient la poursuite de ces transformations multiples, seules à même de façonner un monde juste et productif. Un silence total régnait dans la pièce. Les minutes passaient à la vitesse des heures. Le plus souvent, la tête plongée dans son assiette ou inclinée sur la poitrine, Richard faisait mine de somnoler. Moi, bien sûr c'était différent : on me forçait à écouter, voire, parfois à la fin du discours, on me demandait mon avis, et bien entendu je devais répondre même s'il s'agissait, et c'était toujours le cas, de proférer des banalités laudatives et d'approuver les thèses de beau-papa. A l'autre bout de la table, Richard relevait la tête et me toisait d'un air amusé. Ses yeux roulaient un lueur de gaîté. "Vous, me disait-il ensuite, vous dissimulez tellement bien vos pensées que vous irez en enfer, c'est sûr. Et vous savez quelle peine on vous infligera? La plus sévère : vous serez condamné à lire les suppléments Livres de tous les journaux, chaque jeudi, jusqu'à la fin temps."

31 - Tandis que Jérémie te reprochait ta tenue, tu regardais la baie vitrée de la salle à manger. Le petit garçon avec son chien n'était pas encore arrivé mais il y avait déjà une dizaine d'hommes et de femmes aux visages brûlés, crevassés de plaies, tous vêtus de manteaux déchirés. Comme d'habitude, eux et des centaines d'autres étaient massés derrière la baie vitrée et, au long du repas, dans les zébrures d'orages et de guerres, ils vous avaient fixé, lèvres et joues collées au verre. Au-dessus, des gerbes de feu embrasaient le ciel. Toi, avant de te désintégrer mentalement, jusqu'à devenir à moitié fou tu n'avais jamais prêté la moindre attention à ces êtres bousillés, à leurs lippes sur la baie, ils faisaient, comme on dit, partie du décor, point à la ligne. Toi, tu avalais les entrées, les desserts, les cafés, les Cognac, les plaisanteries de l'oncle Fred, les vannes de Jérémie et de tes belles-sœurs, sans te préoccuper de rien, ton sort n'était pas si horrible, ça irait mieux demain, ainsi pensais-tu. Ce n'est que progressivement, au fil de ta décomposition psychique, que tu avais commencé à observer ces créatures, parce qu'alors tu avais commencé à te dire que toi aussi un de ces quatre tu risquais de te retrouver derrière la baie vitrée - mais, bien entendu, sans y croire vraiment. De là à penser que ce dimanche tu en arriverais à marcher vers eux, en désespoir de cause, pour éviter d'être égorgé, il y avait un pas et même mille, c'est aussi ça que tu te dis aujourd'hui, c'était aussi ça que sous-entendait Richard au cours de vos conversations. "Voilà, te disait Richard, je vais très mal, c'est exact, mais beaucoup moins que vous, et pour cause : en ce qui me concerne je vais bientôt me remettre à tourner. Simplement j'ai besoin de trouver cent mille euros. Ce n'est pas cent mille euros qui m'arrêteront, je vais parvenir à mettre la main sur une somme aussi ridicule. J'ai d'ores et déjà repéré quelques pistes de recherche assez prometteuses. A vrai dire, j'attends le moment propice. J'en suis persuadé, ce moment ne va plus tarder à se présenter." Puis, en allumant une cigarette, les yeux tournés vers le ciel : "Tandis que vous, que peut-il vous arriver, comment comptez-vous vous tirer d'ici?' Richard avait le front creusé de rides, ses mains tremblaient, il avait peine à garder les paupières ouvertes, et toi, en dépit de ses certitudes, tu te demandais où il allait bien pouvoir trouver une telle somme. "Voyez-vous, murmurait-il, pour moi ça va de mieux en mieux. Certes, les médicament m'abrutissent mais je garde le contrôle de la situation. En moins de six mois j'ai écrit deux scripts. Surtout, j'ai conservé le contact avec mon équipe. Avec cent mille euros, d'ici trois mois nous commençons à tourner. Ce fric doit pourvoir aux frais de labo, à l'achat de la pellicule, à rémunérer des techniciens... Tandis que vous, vous êtes cloué ici. A cause de votre faiblesse, vous êtes condamné à subir." Si alors un membre de sa famille venait à paraître sur la terrasse, Richard s'interrompait et tirait la couverture sous son menton, ils craignait les espions, c'était d'ailleurs pourquoi il s'exprimait à mi-voix. Tu étais la seule personne en qui Richard avait confiance, en tout cas à qui il parlait à cœur ouvert. Avec les autres il n'échangeait que des banalités ou gardait le silence. Il est vrai que si ton beau-père avait eu vent du contenu de vos échanges ç'aurait été aussitôt interprété comme une aggravation de son état, un retour à la case départ, et, par conséquent, un motif à consultation urgente chez le psychiatre. Plusieurs fois en Sologne ou dans l'hôtel particulier de ses parents tu avais vu une larme couler de sous ses lunettes noires, notamment lorsqu'il s'apprêtait à te parler de son projet de film. A ce moment, Richard préparait déjà son évasion, te dis-tu aujourd'hui, il avait sans doute commencé à organiser matériellement la chose, te dis-tu encore, mais ça il te l'avait caché, il ne t'avait pas considéré assez sûr pour te confier les détails, il ne t'avait pas proposé de l'accompagner dans sa fuite. Pendant des mois et des mois il a mûri son idée de financement, à Paimpol, dans sa chaise longue, en Sologne près de l'étang, puis d'un coup, un mardi, telle la foudre s'abattant sur le mur d'une prison, fendant l'enceinte, anéantissant Paimpol, il l'a mise à exécution : il a taxé un chèque à beau-papa, il a imité sa signature, il a été à la banque retirer cent mille euros.

32 - "Voilà, avais-je bégayé, maintenant je pense que le temps est venu de m'exprimer si personne n'y voit d'inconvénient. Je vais m'efforcer d'être aussi bref et concis que possible, bien entendu". Ces mots avaient résonné dans un silence sépulcral, ma femme Irène me fixait d'yeux incrédules, comme si elle ne réalisait pas encore ce qui se passait, était vrai. Face à elle à mon beau-père, stupéfait, s'était rassis sur sa chaise. "Voilà, avais-je poursuivi, belle-maman, Irène, chers beaux-frères, belles-sœurs, amis, je ne puis garder le silence plus longtemps, ce serait malhonnête de ma part. Voici désormais trois ans que j'assiste à ces repas et que j'écoute sagement les éditoriaux de beau-papa. Je dois reconnaître que c'est désormais au-dessus de mes forces. Comme on dit, ma coupe déborde. Certes, je pourrais exposer mes désaccords avec le contenu de ces éditoriaux mais ce n'est pas le problème. D'ailleurs, par exemple, je m'intéresse assez peu à la guerre internationale contre le terrorisme. Non, moi, voyez-vous, chers beaux-parents, chers amis, je suis beaucoup trop fatigué pour ça... Je n'ai pas le courage de m'intéresser à l'avenir de la littérature française, tel que nous en a entretenu beau-papa récemment. Les repas du dimanche sont déjà suffisamment indigestes pour ne pas les compliquer de considérations sur de tels sujets... Chers amis, je crois que maintenant nous pouvons passer au vote et décider ensemble de la suppression des éditos de beau-papa. Chers amis, je crois que nous pouvons maintenant décider du passage au plat suivant!" Sur quoi, sautant du coq à l'âne, montant le niveau de la voix, à la stupeur renouvelée des convives, j'avais enchaîné : "Richard ne peut se trouver au Kremlin-Bicêtre, n'est-ce pas, car il n'y a nul hôpital psychiatrique au Kremlin-Bicêtre. Non, en vérité vous avez mis opposition au chèque, vous vous êtes emparés de Richard, vous l'avez exterminé, puis vous l'avez enterré ici même, sous la table." C'était à ce moment que j'avais vu le premier flocon de neige entrer dans mon champ de vision et se poser sur les cheveux de belle-maman. Derrière la baie vitrée, le petit garçon considérait sa paume avec une extrême attention - on aurait dit qu'il était en train de lire l'avenir dans les lignes de sa main. Deux yeux étrangement clairs subsistaient au fond du cratère de son visage. J'aurais pu très bien voir le couteau dans le poing de l'oncle Fred et l'expression sadique sur ses lèvres, mais j'avais préféré me boucher la vue pour pouvoir continuer à me dire :"Rien d'extraordinaire ne se passe, personne ne se met à hurler, de toute façon si ç'avait été le cas, tu te serais déjà excusé, tu aurais bafouillé une vague explication à ta conduite délirante, puis tu te serais rassis".

33 - Un jour, d'un bloc, on comprend que trente ou quarante ans ont passé, que l'on file maintenant droit vers la déglingue, que les carottes sont cuites, et on se demande ce qu'on a fait de son existence, et on tire le bilan et patati et patata, m'étais-je dit tandis que mon beau-frère Jérémie m'écrasait le nez avec son poing, en pleine tempête de neige. Hier, tu étais encore un enfant et te voilà déjà sur le chemin du vieillard, tu avais un bon souffle et te voilà exsangue au premier effort, tu voulais être libre et te voilà réduit à l'état de domestique, m'étais-je dit en tentant de repousser la main armée d'un couteau de ma belle-sœur Nathalie, d'un côté, celle munie d'une fourchette de mon beau-frère Jacques, de l'autre. Tu es fait comme un rat, tu es pris au piège, m'étais-je murmuré. Enfant, certes, j'ai pris des coups mais je me suis bien amusé, m'étais-je dit, adulte on ne m'a pas fait de cadeau, j'en ai vraiment bavé, j'ai été en dessous de tout, misérable malade que je suis, avais-je encore pensé en tentant de reprendre ma respiration. Certes, enfant j'avais de grandes ambitions, celles au moins d'éviter les besognes absurdes et dégradantes telle qu'on exerce, contraint et forcé sur le marché du travail, et aussi j'avais l'ambition d'avoir une existence passionnante faite de rencontres, de voyages, d'amitiés. Pauvre crétin, m'étais-je répété dis fois d'affilées, la bouche remplie de neige, les yeux de l'oncle Fred plantés dans mes yeux. Cher idiot, avais-je insisté vingt fois à la suite. On était dimanche, trente années avaient passé et j'étais là en train de me faire lyncher, dans cette famille, arborant un vague sourire, à soliloquer des âneries, voilà ce que je m'étais raconté, en boucle pour ainsi dire, minute après minute, seconde après seconde, tandis que littéralement mes poumons prenaient feu, tandis que littéralement Richard se décomposait sous la table. Richard, avais-je bégayé. Horreur, horreur, avais-je grogné. Et pendant une fraction de seconde, j'avais revu Richard se pencher vers moi, là-bas sur la terrasse à Paimpol, sous le ciel bleu éclatant, et me redemander pour la énième fois : "Mais vous, cher ami, de quel côté êtes-vous véritablement?"

34 - J'étais parvenu à me tourner face à la baie vitrée, des lames de couteaux perçaient mes vêtements, des centaines de chevaux hennissaient dans la salle à manger, le petit garçon avec son chien marchait par-dessus les corps étendus sur des cartons, entre les postes de télévision et les braseros, indifférent. Moi, je me répétais : Richard s'est trompé, il a fait fausse route, c'était une erreur, il n'aurait jamais dû procéder comme ça. Mes yeux se reflétaient sur la lame d'un couteau. Je vais partir d'ici, m'étais-je murmuré. Maintenant, avais-je bafouillé. Mes jambes étaient fermes. Ma vue parfaite. En fièvre. Bouillante. Richard, avais-je encore articulé. Loin de cette boue. Les voix dans ma tête. Une bourrasque de neige avait blanchi mes cheveux. Mon tee-shirt était maculé de taches rouges. Un vêtement de ce prix, m'étais-je dit, un tee-shirt à cinquante euros. Ô Muses, Ô Muses, avais-je encore appelé. Irène avait approché une fourchette de mes yeux. Je lui avais adressé un clin d'oeil. Puis, tandis que deux mains serraient ma gorge, sous les flocons de neige, d'un coup de poing j'avais brisé la vitre.